Opinion personnelle dans un contexte médical et sociétal complexe.
Jeune adulte, j’ai été marquée par trois œuvres culturelles : un petit livre d’un auteur japonais, Fukazawa, appelé La ballade de Narayama (1956) qui a pour sujet la vieillesse dans un pauvre village montagneux du Japon. L’absence de nourriture faisait que lorsqu’on était âgé, représentant donc une bouche inutile à nourrir, le fils aîné conduisait la mère, si c’était elle, au sommet de la montagne où elle mourrait seule, hélas plus ou moins doucement, les corbeaux à l’affût !
La deuxième influence est un film appelé Le Soleil vert. Dans une ville imaginaire d’un futur possible, les personnes atteintes par l’âge étaient conduites dans un lieu très beau, où elles voyaient des paysages magnifiques et étaient baignées dans une musique de paix et doucement quittaient la vie. Leurs corps étaient alors transportés dans le secret vers des usines qui les transformaient en alimentation pour les habitants.
La troisième influence est plus récente ; il s’agit d’un film canadien qui montre la fin d’un homme atteint d’une maladie incurable qui se sépare de ses amis en buvant avec eux du champagne dans une joie sérieuse, car cet homme proche de la mort transforme ainsi sa fin douloureuse et solitaire en un « au revoir » plein de douceur .Et ceci est une réalité d’aujourd’hui, qui, d’après mes sources, a lieu dans les pays où l’euthanasie est acceptée et en particulier dans un pays proche sur le plan géographique : la Suisse (pour les étrangers, donc les Français, cela est possible, mais il s’agit d’un acte onéreux et compliqué à mettre en œuvre).
Donc je suis en plein accord avec la loi Claeys–Leonetti de février 2016 et j’en demanderais plus : c’est-à-dire que cette loi soit appliquée en liberté totale (jusqu’à l’euthanasie) qui pour moi ne diffère pas de la sédation continue sur le fond mais s’en éloigne quelque peu par les moyens mis en œuvre. Si je comprends bien ce que font nos voisins belge et suisse, ils utilisent une médication orale rapide que la personne s’autodélivre sous un certain contrôle.
Je fais partie de l’ADMD (Association pour mourir dans la dignité) depuis longtemps, mais je suis restée dans l’ombre car j’étais tiraillée entre mon désir de mourir dignement et je l’avoue sans trop de souffrance, et certains barrages culturels qui m’influençaient fortement.
En effet, les grands obstacles à cette dernière liberté sont culturels et je les évoquerais successivement.
Les médecins, d’abord, car dans notre société laïcisée ils sont les premiers rouages qui ralentissent cette évolution. Ils sont en dehors de la famille au plus près du malade. Or en devenant médecins, ils ont fait le serment d’Hippocrate et sont là pour guérir et non pour faire mourir. Ceci bouge doucement, mais quelques têtes d’affiche demeurent dans la droite ligne de leur jeunesse. Mais le monde a changé ; on vit très vieux, on est atteint par des cancers ou des maladies dégénératives au-delà de 80 et même de 85 ans.
Quand il y a traitement par la pharmacologie moderne (pharmacologie ciblée) dans les cas de cancers en particulier, les traitements sont pour le moment financièrement exorbitants en France où le traitement est à la charge de la Sécurité sociale donc des Français. Le prolongement de vie est pour le moment assez court avec une qualité de vie médiocre car les effets secondaires sont toujours aussi considérables. Autant cela s’accepte si la personne est relativement jeune et peut espérer un surplus de vie utile et agréable, mais quand l’avenir est très court, je me pose la question de savoir si cela n’est pas le fruit d’un profond individualisme égocentrique.
De plus se surajoute le problème des aidants dont la vie est totalement perturbée. Quand il s’agit d’un couple uni, cela me paraît normal que la veuve ou le veuf fasse le devoir qu’ils ont accepté de faire dans toute forme d’union ; mais quand il s’agit du survivant, masculin ou féminin, il s’appuie le plus souvent sur ses enfants qui ont leurs soucis propres de travail et souvent des soucis ou devoirs vis-à-vis de leurs propre descendance. Pour la plupart, les enfants le font mais pensons que dans notre civilisation occidentale actuelle ceci est compliquée par la structure de la famille qui est souvent atteinte par les complexités des divorces, la recomposition des familles et les grandes distances kilométriques qui séparent très souvent grands-parents, parents et enfants. J’ajouterai qu’ayant reçu un certain nombre de confidences les enfants, après avoir passé par une période d’adhésion à leur devoir, expriment peu à peu un épuisement physique et plus tristement affectif. Et ne croyez pas que l’aidé ne s’en rende pas compte et souffre aussi de son côté de se sentir un poids dont certains en sentent l’inutilité.
Je voudrais revenir sur la longueur de la vie qui est une acquisition globale des progrès de la thérapeutique mais qui conduit pour de nombreuses personnes à une vie diminuée, dépendante, ou totalement inconsciente dans les maladies de type Alzheimer qui entraîne une mort très lente.
Bien sûr, les soins palliatifs ont été créés et c’est une création remarquable. Il existe des centres merveilleux avec médecins et bénévoles spécialisés et de surcroit la présence d’aumôniers ; mais qui peut prétendre y être inclus ? Il y en a très peu encore, même à Paris où les centres de soins et les hôpitaux seront peut-être à la hauteur dans 50 ans. A moins qu’un sursaut politique et sociétal accélère la création de soins palliatifs de qualité à domicile puisque notre système social se tourne vers la médecine ambulatoire, ne voulant garder à l’hôpital que les soins lourds et courts .Et l’injustice existe de manière plus forte dans de nombreuses zones rurales de notre propre pays.
Outre le corps médical il y a la société et celle-ci refuse globalement de penser à la mort quel que soit son âge et de ce fait vit dans l’ignorance volontaire de ce qui est la seule et unique chose que nous partageons tous. Le réveil est cependant brutal quand un père ou une mère est en fin de vie. Là, les plus jeunes ont deux attitudes : prolonger la vie de leurs parents, souvent contre leur gré car leur infantilisme individualiste ne les a pas préparé et ils se rendent compte trop tard que leurs parents sont mortels, vont disparaitre les laissant en première position face à la mort.
Certains autres frisent la totale indifférence et souhaitent un départ rapide de leurs parents. Mais là, ils peuvent se heurter à la puissance médicale et à un abus d’acharnement thérapeutique qui est dénoncé par les deux lois Leonetti qui tardent à pénétrer dans les différentes couches sociales de la France. A l’inverse, certaines personnes âgées qui en ont une vague idée ont peur que leurs enfants influencent les médecins et les poussent à les faire mourir précocement pour bénéficier de leur héritage. Je pense très sérieusement que, actuellement, il faudrait une véritable éducation de la fin de vie accessible à tous. Autrefois, la religion chrétienne nous y préparait mais maintenant que nous sommes laïcisés, et que beaucoup de générations montantes considèrent toutes les religions comme un leurre, un cache-misère et n’y adhérent pas, il y a très peu de personnes qui y songent et s’y préparent. Nous nous croyons tous immortels et c’est une des raisons de la montée du transhumanisme.
Cependant toutes les religions monothéistes demeurent un barrage culturel. Ceci est dominant chez les catholiques surtout les conservateurs ; chez les protestants, l’approche est plus libérale et je connais personnellement des protestants qui appartiennent à l’ADMD. Mais certaines branches du protestantisme n’ont pas cette largeur d’esprit et continuent à considérer comme évangélique que Dieu soit à l’origine et à la fin de toute vie ! Ceci complique la position des Eglises en face de l’IVG, des techniques de fécondation in vitro et bien entendu de la fin de vie.
Etant moi-même catholique pratiquante et tentant de vivre dans la foi avec un Dieu d’amour et de fraternité qui nous accompagne discrètement tout au long de notre vie, j’ai l’espoir que nos prêtres de plus en plus cultivés (les conversions étant plus tardives, beaucoup de séminaristes ont vécu dans la société civile avec un bagage intellectuel de haut niveau) seront moins sectaires et arriveront à être en accord avec les lois de notre République .Je pense que l’Eglise s’est quelquefois embourbée dans des certitudes dogmatiques qui apparaissent des siècles après comme une erreur. Alors, j’ai l’espérance qu’elle saura se rendre compte que le monde actuel n’a rien à voir avec celui du XIXe et du XXe siècle. Si on relit, en effet, l’œuvre de Roger Martin du Gard, on assiste à la mort douce du malade entouré de la tendresse de ses enfants et de tous ses proches. C’est un peu ce que veulent reproduire les soins palliatifs améliorés ou les formes d’euthanasie de nos voisins belge et suisse.
Enfin, je suis choquée que dans les pays occidentaux où nous vivons vieux et pour le moment presque jamais de faim, on oublie que dans d’autres pays du globe la mort est présente beaucoup plus tôt dans la vie, et la faim est un problème rémanent qui trouvera peut-être une solution planétaire mais ce n’est pas pour demain ! Donc, pourquoi prolonger des personnes qui ne souhaitent plus vivre et demandent de mourir tranquillement (la bouche inutile des Japonais) et sans dépenser des sommes folles pour leur survie alors que des frères africains n’ont même pas de quoi se payer un antibiotique ou un analgésique quand ils souffrent.
En conclusion, en fin de vie dans un état de santé sans espoir d’une thérapie salvatrice, je suis contre l’acharnement thérapeutique et pour l’augmentation des soins palliatifs. En attendant qu’ils soient présents et efficaces en tous les lieux de notre pays, je serai personnellement pour l’application, en liberté de chacun, de pouvoir subir (si on est inconscient, cf. le formulaire de directives anticipées) ou demander une sédation totale. Bien entendu, il faudrait gérer le formulaire de directives anticipées, aussi sérieusement que nos fiches d’impôts sur le revenu ! Appartenant à l’ADMD, le mien est prêt depuis des années et revérifié à des intervalles réguliers surtout pour les personnes de confiance qui peuvent évoluer en fonction de la durée de vie de celles-ci.
Bien entendu, je suis consciente qu’il pourra y avoir des dérives criminelles et la société devra être vigilante comme elle devrait l’être pour tous les progrès scientifiques qui ont tous en eux un côté bienveillant et un côté malveillant car l’humanité est encore ainsi.
Monique Adolphe*
*Présidente honoraire de l’EPHE,
Membre des Académies de Pharmacie et de Médecine