Résumé : La France a une magnifique expérience de politique de l’électricité. Elle a accepté de se couler dans une politique européenne ; mais celle-ci ne peut pas garantir à terme la sécurité d’approvisionnement. Le droit européen ne porte pas atteinte à la responsabilité des États en cette matière. Il est donc possible d’établir en France un régime centralisé d’acheteur-vendeur unique d’électricité. Entre États qui partagent les mêmes options sur la production d’électricité, des coopérations pourraient être efficaces à l’image des « coopérations structurées permanentes » créées par le traité sur l’Union spécialement pour le secteur de la Défense.
L’électricité relève de la responsabilité des États, selon le traité de Lisbonne
L’électricité, une condition économique de la sécurité publique : l’article 36 et l’arrêt Campus Oil
En 1981, les quatre compagnies pétrolières qui se partageaient la seule petite raffinerie d’Irlande, ont décidé d’arrêter l’exploitation de la raffinerie. Le gouvernement irlandais décida de la nationaliser, d’obliger tous ceux qui distribuaient des produits raffinés sur le territoire de la République à acheter à la raffinerie nationale, à un prix qui lui permette d’équilibrer ses comptes, 35 % des quantités qu’ils distribuaient. Ces décisions ont été contestées en justice, ce qui nous permet d’avoir un très bel arrêt de la CJCE, la Cour de justice des communautés européennes, le fameux arrêt Campus-Oil, du 10 juillet 1984 ; bien argumenté, il fait droit, avec sagesse et largesse, à la notion de sécurité publique.
L’avocat général dit que l’approvisionnement en énergie est une condition de la sécurité du pays ; il est donc du ressort de l’État en ce qu’ « il dépasse les considérations de nature purement économique ». L’article 36 du traité est applicable ; dans la mesure où c’est nécessaire, l’État peut contrevenir aux règles du Marché commun sur la liberté du commerce et la concurrence [1].
L’énergie, une responsabilité des États
L’article 194 du traité de Lisbonne dit que les mesures prises par l’Union européenne « n’affectent pas le droit d’un État membre de déterminer (…) son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique ». Selon le principe de « l’effet utile », un principe général élaboré et mis en œuvre par la CJCE, dans la mesure où c’est nécessaire, un État pourra donc prendre les dispositions garantissant la sécurité d’approvisionnement en électricité.
La politique européenne ne garantit pas à terme la sécurité d’approvisionnement en électricité
La politique d’aide à la production d’électricité éolienne et photovoltaïque a créé une situation de surcapacité qui pèse sur les prix de marché de l’électricité au point de rendre impossible le financement par les consommateurs des capacités de production. Un nouveau dispositif de « marché de capacité » a été créé en France pour compléter le marché d’électricité. Ce ne sera probablement pas suffisant.
En effet, lorsque, sur un marché, la capacité des moyens de production ne peut pas s’ajuster rapidement à la demande, les prix fluctuent selon des périodes de surcapacité et de sous-capacité. Dans le secteur de l’électricité ce phénomène est d’autant plus marqué que la durée de vie des installations se compte en décennies et que les prix de marché (ceux de l’électricité ou, à l’avenir, ceux de la capacité de production), en période de surcapacité, descendront très bas. Ils devront donc remonter très haut pour financer les investissements qui seront nécessaires, au risque donc de ne pouvoir répondre à tout moment à la demande ce qui, à terme, se traduira par des défauts de fourniture. Ajoutons que l’information des acteurs sur une aussi longue période ne peut pas être bonne et que les acteurs, qui seront peu nombreux, formeront un oligopole.
Le marché ne peut donc pas garantir l’approvisionnement. L’article 36 du traité de Lisbonne, éclairé par la jurisprudence, est alors applicable à moins que l’on préfère se référer à l’article 194 appuyé par le principe de « l’effet utile ».
En France pendant des décennies le régime électrique a fourni une électricité sûre et bon marché. Pourquoi ne pas s’en inspirer ?
Comme la rentabilité d’un moyen de production dépend de la capacité des autres moyens, comme l’électricité ne se stocke pas et comme le système a une grande inertie (un moyen de production dure très longtemps), il faut une programmation d’ensemble et celle-ci, pour être efficace, doit être autoritaire, ce qui conduit à l’idée d’une entité centrale qui aurait le monopole de la production, de l’importation et de la vente en gros. La concurrence ne serait pas absente de ce dispositif. Il y aurait un appel d’offres pour la fourniture des équipements, un autre pour l’exploitation de ces moyens de production. Le prix de vente en gros simulerait ce que donnerait une concurrence parfaite, dont on a vu qu’elle n’est pas possible. Cette tarification serait construite comme le « tarif à la Boiteux », avec son tarif Tempo et son tarif EJP où les prix sont très différents selon le moment et le profil de la consommation. De plus, les fournisseurs seraient en concurrence, non pas sur leur prix d’achat mais sur leur prix de vente, leur efficacité et la qualité des services rendus.
Le droit européen ne s’y oppose pas. Certes, cette responsabilité reconnue aux États ne doit pas cacher qu’une coopération entre eux peut être efficace et parfois nécessaire.
Une coopération entre des États responsables de leur politique de l’énergie
Des coopérations entre États menées à l’écart des règles communautaires se sont montrées très efficaces : pensons à Airbus par exemple. Le traité sur l’Union européenne a créé un mode de coopération qui respecte la responsabilité des États, non pas la « coopération renforcée » mais la « coopération structurée permanente », réservée à la Défense et à la fabrication d’armement. Dans ce secteur, la situation est très différente d’un État membre à l’autre ; tous les États n’ont pas exactement les mêmes visées stratégiques ; tous n’accepteraient pas de s’engager dans une démarche commune à tous. Il en est de même dans l’énergie, secteur stratégique. Quelques pays pourraient-ils trouver intérêt à engager une coopération allant très loin, jusqu’à créer un 16 février 2017 unique, commun à ces pays ? Encore faudrait-il que l’attitude de ces pays à l’égard des différents moyens de production soit, sinon la même, du moins compatible.
Henri Prévot
[1] Plus de commentaires, sont donnés dans La France : économie, sécurité (Henri Prévot – Hachette 1994), accessible sur Internet.