À propos de l’intervention d’Émile H. Malet le 20 juin 2017
SYNTHÈSE
Notre sujet sera notamment examiné à travers les quatre « nouveaux conservateurs » auxquels nous nous étions référés lors du premier séminaire : Donald Trump, Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan, Xi Jinping. À l’évidence, ceux-ci ont un commun cinq éléments : 1) leur charisme et leur narcissisme ; 2) leur populisme ; 3) l’utilisation de l’étranger comme bouc émissaire et comme victime désignée ; 4) un comportement d’autorité quasi-hypnotique ; 5) l’idéalisation d’un passé à retrouver. Nous nous intéresserons à leur psychologie, à la manière dont ils exercent le pouvoir et nous chercherons quels peuvent être les rapports entre politique et narcissisme.
Le narcissisme face à la diversité du peuple
En abordant ce sujet, on peut d’abord se référer à la Grèce antique : Platon était républicain ; le sophisme prônait la démocratie. C’est très différent : La république est un régime où seuls ceux qui savent peuvent accéder au pouvoir ; la démocratie, c’est « mon opinion contre la vôtre ». Celle-ci impose de convaincre et favorise donc l’éclosion du narcissisme.
Cependant, l’utilisation du concept de narcissisme dans le domaine politique se heurte à deux difficultés. D’une part, le narcissisme est intimement lié à de nombreuses autres notions analytiques qu’il conviendrait de prendre aussi en considération si on ne veut pas se limiter au sens phénoménologique et médiatique. D’autre part, le narcissisme est en relation avec le Un, le père primordial qui peut être atténué, notamment avec le jaillissement du féminisme. Alors le véritable Un se trouve du côté du peuple. Or il n’y a pas de peuple ou, plus exactement, il y a plusieurs peuples dans un même peuple. Les leaders vont s’attacher à unir, à fusionner ces différents peuples à partir de leurs propres idées et en utilisant leurs propres méthodes. La problématique du pouvoir, de l’autorité et de la souveraineté est éclairée, colorée par le narcissisme, mais le narcissisme n’est pas l’essentiel pour définir aujourd’hui cette problématique.
L’absence d’unité du peuple s’observe particulièrement dans les sociétés multiculturelles, surtout si la juxtaposition des cultures et des modes de vie s’accompagne d’une catégorisation excessive (les femmes, les juifs, les salariés, les homosexuels, les Noirs, les Arabes etc.). C’est le cas dans des pays comme le nôtre où le politique fragmente son discours pour essayer de le faire entendre par les différentes catégories. Comme il n’y parvient que très imparfaitement, les candidats aux élections n’apparaissent plus comme porteurs de l’intérêt national, mais seulement d’intérêts catégoriels ; c’est un des facteurs qui peuvent expliquer le fort taux d’abstention que nous observons.
Le pouvoir et les pulsions primitives
Le désir de diriger est indissociable des pulsions primitives. Freud a écrit : « Les pulsions primitives, sauvages et malfaisantes, n’ont pas forcément disparu chez l’individu ; elles continuent à exister sous une forme refoulée dans l’inconscient et attendent une occasion d’exercer leur activité. » On peut donc se demander si c’est le pouvoir qui est révélateur de ces pulsions primitives et s’il y a une incandescence entre les pulsions primitives et le pouvoir. Mais Freud a apporté un éclairage supplémentaire en introduisant, en plus de l’inconscient primaire et de l’inconscient secondaire, un troisième inconscient qui serait vestigial : Les pulsions primaires, en traversant le peu de structuration du moi et du ça, laisseraient un vestige sur la motricité.
Cette hypothèse peut expliquer les différentes formes de violence, celles des dictateurs comme celles des djihadistes. Elle éclaire aussi la posture des nouveaux conservateurs chez qui on observe une collision, voire une collusion entre le moi et le ça. Le moi, dans son exercice présent, peut être envahi par les pulsions primitives, par ce qui vient du labyrinthe archaïque. Ce moi-ça se met alors dans une attaque frontale contre le surmoi, c’est-à-dire contre la loi.
André Green définit le narcissisme comme l’effacement de la trace de l’autre dans le désir de l’un. Ce narcissisme peut être observé dans tous les domaines : les arts, la politique, l’économie, le numérique… mais sous des formes qui peuvent être différentes. Ainsi, les artistes ont une capacité de sublimation qui joue par rapport aux instincts primitifs et qu’on ne retrouve pas chez les gens qui n’ont que la folie des grandeurs. Régis Debray estime que le narcissisme exacerbé d’aujourd’hui vient de la décomposition sociale et laisse entendre que l’espace a pris le pas sur l’Histoire et le temps. Dans cette société-là, qu’est-ce que réussir ? Ce n’est pas trouver un vaccin, ni une théorie mathématique, ni l’explication d’un phénomène physique ; il faut être aimé et célébré. Et celui qui l’est cherche à l’être encore plus.
L’impact sur les relations internationales
Si on se réfère à cette même définition d’André Green, il n’est pas étonnant que des personnalités politiques profondément narcissiques considèrent et fassent croire à leur peuple que le reste du monde constitue un environnement hostile. Un tel message est reçu favorablement par les peuples qui se sont laissé dominer par des valeurs matérielles dont ils craignent d’être privés, au moins partiellement, par une des multiples possibilités d’agression extérieure. Face à cette menace, amplifiée par les déraillements du capitalisme, ils veulent se donner une double assurance : un ascendant sur l’étranger et la capacité de réagir vite en cas de besoin. Ils cherchent donc des gouvernants qui partagent leurs analyses et leurs peurs et qui sont capables de les rassurer. De ce fait, les relations internationales sont touchées par la montée du narcissisme. On est passé de la guerre idéologique (est-ouest, capitalisme-communisme, droite-gauche) à des rapports de forces entre nations antagonistes conduites de façon autoritaire.
De plus, lorsque le désir de l’un (au sens d’André Green) est confronté aux croyances religieuses, il peut entraîner une émulation conflictuelle extrêmement violente, comme celle qu’on retrouve au niveau mondial entre l’islam et la chrétienté.
La place de la parole et du langage
Freud a établi une relation entre la croyance et le sens de certains mots. D’autre part, Levinas a montré la différence entre le dire et ce qui est dit. Il y a des paroles qui poussent à faire, tandis que les mots viennent en bout de chaîne. On gagne sa liberté, si on entend des paroles pour faire ; mais on l’aliène si on reste dans la résonnance de paroles énoncées d’en haut. La parole et le langage avaient connu une certaine forme d’émancipation et de liberté vers la fin du xixe siècle, alors qu’ils n’avaient plus besoin de la garantie du religieux. Mais, dans la crise politique qui a conduit à la décomposition de l’Europe et à la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un dérèglement, une transformation totalitaire, infectieuse, épidémique de la langue. Le nazisme et le stalinisme ont pénétré dans la chair de la foule à travers des mots, des locutions, des phrases sans cesse répétés. Un régime totalitaire s’appuie sur la construction d’une nouvelle langue. Dans un registre tout à fait différent, on peut évoquer la terrible erreur qu’a commise Bruxelles en restreignant le discours politique à un langage bureaucratique.
Les nouveaux conservateurs utilisent le langage, le discours, le logos pour manipuler les foules et les amener à n’être que des caisses de résonnance. Ils considèrent qu’en parlant le plus simplement possible ils auront l’écoute du plus grand nombre. Ils cherchent aussi une langue qui donne l’illusion de porter en elle-même la solution, c’est-à-dire une langue fondée sur des mots plutôt que sur du sens. Tous, chacun dans son registre singulier, savent exprimer un lyrisme puisé dans des sources populaires. Leur astuce, c’est d’énoncer sur un mode archaïque des valeurs – l’ordre, l’autorité, le respect… – qui ont été conquises par la démocratie et de les faire coïncider avec leurs pulsions primitives.
L’évolution du langage doit aussi nous inciter à réfléchir sur la communication actuelle qui, ne prenant que des mots, voudrait en faire des paroles. Nous assistons partout à la fabrication d’une langue artificielle qui ne questionne plus, qui conduit à la perte du symbolique, à l’effondrement de la vérité, à la disparition du sujet et des acteurs et à l’automaticité des réponses. Pourtant nous ne pourrons endiguer le populisme et le nationalisme qu’en favorisant l’expression de langues porteuses d’histoire et de culture.
La psychologie des masses
Freud a découvert en 1920 qu’à travers le grand cataclysme collectif de la guerre il y avait une psychopathologie des foules. Pour lui, la cohésion de la masse n’est pas assurée par une pulsion grégaire mais sous-tendue par un lien libidinal. Quand un individu abandonne sa particularité au sein de la masse, il le fait parce qu’il ressent un besoin d’être en bonne intelligence plutôt qu’en conflit avec les autres et peut-être même par amour pour eux. Mais l’exigence d’amour vient masquer ou réprimer des pulsions violentes qui vont se déchaîner dès que la masse se délite. Cette conception nous fait passer de la psychologie des leaders politiques à la psychologie des masses.
Les nouveaux conservateurs ont compris que, pour retourner une situation à son avantage, il faut capter la psyché des gens. Ils ont retenu la leçon de Gustave Le Bon : si on veut faire marcher le troupeau, celui-ci doit pouvoir confier son verbe. Et ils ne lui laissent que la vocifération. Il faudrait, dans la ligne de Montesquieu, considérer que le peuple doit être suivi dans certaines conditions, mais qu’il peut aussi déraper et qu’alors il faut le faire suivre. Quand le peuple devient la foule, la démocratie n’est plus là ; s’il n’y a pas un désir de loi, s’il n’y a pas cette altérité instituante, on n’est plus dans la démocratie.
La plupart des pays développés sont entrés dans une ère de postmodernité dont on peut souligner deux caractéristiques :
1) Le peuple vit dans le présent, bien plus préoccupé par le consumérisme que par la préparation de l’avenir ; il se laisse séduire par des leaders qui prônent un retour au passé, exaltant sur un mode archaïque des valeurs – l’ordre, l’autorité, le respect– qui ont été conquises par la démocratie mais qu’ils savent faire coïncider avec leurs pulsions primitives.
2) Le peuple traverse une période de crises et d’acculturation ; on ne sollicite guère son intelligence et il n’y a pas d’agora où pourrait se développer le débat public ; cette panne générale le pousse à rechercher un chef qui se substitue à sa volonté et qui formule, à sa manière, le désir qu’il a su imaginer.
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On n’entreprend pas une carrière politique sans narcissisme. Celui-ci est un puissant ressort de la démocratie car sans lui il n’y aurait pas de candidats aux élections. A fortiori on ne peut pas être un grand politique sans une forte dose de narcissisme. Mais on peut être narcissique avec un côté humanisant ou avec un côté déshumanisant. René Char considérait que, si l’un est un héros et l’autre un salaud (la majorité des gens se situant entre les deux), c’est parce que l’un, au fond de lui, garde une dose d’humanité et croit en l’avenir, tandis que l’autre pense que la mort emportera tout. Cependant le narcissisme ne suffit pas pour réussir en politique. Il faut aussi une capacité à comprendre la réalité, un véritable savoir-faire, une grande volonté et une immense capacité de travail.
Pourtant tout se transforme avec le numérique, pas nécessairement dans le bon sens. Tout est virtualisé ; le langage politique devient un langage abstrait. Les citoyens restent chez eux et il n’y a plus de débat collectif. Certes, il y a les réseaux sociaux, mais ce n’est pas du moi. Le numérique accentue la déperdition du logos. Il favorise pour le moment l’arrivée des nouveaux conservateurs C’est la grande mutation de notre époque dont on ne sait pas où elle peut aboutir. L’expérience de la virtualité que nous avons acquise aujourd’hui montre que ses conséquences sur la relation sociale seront considérables et, à de nombreux égards, particulièrement inquiétantes.
Claude Liévens