Nous ne pouvons pas prévoir le futur, mais nous pouvons le préparer
Ilya Prigogine
La Méditerranée bousculée par le changement climatique, la mondialisation et les conflits
Nous vivons une période de très fortes tensions qui appelle un besoin de forte innovation politique et intellectuelle dans le domaine de la sécurité, de la compétitivité et du climat. « Aujourd’hui la Méditerranée nous fait mal, se déchire et se perd ». Nous devons nous « reméditerranéiser » disait Edgar Morin dans un colloque à l’UNESCO. Réveiller les consciences, « en s’inscrivant dans le temps long » de la Méditerranée, chère à Fernand Braudel.
Le changement climatique est un multiplicateur de menaces et de crises. Il est l’enjeu qui conditionne tous les enjeux de solidarités auxquels nous sommes attachés et en particulier la paix dans la région. La poursuite des tendances actuelles dans cette zone conduirait, selon l’OME, au doublement de la consommation d’énergie et au triplement de la consommation d’électricité, avec une augmentation de plus de 45 % des émissions de carbone à l’horizon 2040 ; alors qu’une tendance plus sobre permettrait d’épargner plus de 600 Mt de CO2.
La transition énergétique est de ce fait au cœur de la question climatique en Méditerranée. Elle permet de repousser nos limites dans un contexte des crises (politique, culturelle, morale et économique). Mais, la « crise » ne doit pas servir d’excuse pour reporter des décisions cruciales. La déclaration de Marrakech à la COP 22 sur la transition énergétique, portée par l’OME et MEDENER a insisté sur la nécessité, (si on veut rester sous la barre de 1,5 °C), d’infléchir significativement les politiques publiques de réduction de carbone dans la région et de l’urgence d’élever nos ambitions collectives, de les mettre en œuvre dans des délais de plus en plus courts. Il faut surtout dire comment y arriver et avec quel résultat. Cinq réflexions :
Repenser autrement le lien entre l’énergie/le climat et la société en Méditerranée peut permettre de construire un régime de croissance soutenable pour les pays de la région
Dans ce cas, changement technique et changement des modes de vie doivent davantage être combinés. Les scénarios laissant une grande place aux logiques économiques et industrielles sont privilégiés au détriment de scénarios avec des modes de vie sociaux modifiés : or « choix de société » et « choix techniques » sont les deux faces d’une même pièce. Plusieurs initiatives commencent à être portées par des opérateurs historiques, (ONE au Maroc, STEG en Tunisie), des opérateurs publics et privés (Engie, EDF…) mais aussi par des entrepreneurs d’un genre nouveau, pour qui l’innovation sociale compte autant que l’innovation technologique.
La transition exige de plus en plus des transformations par le bas : industrielles, énergétiques et sociétales, que l’on peine encore à imaginer. L’enjeu est de réussir à transformer la menace climatique en Méditerranée en opportunité, en développant de nouvelles façons d’entreprendre et de coopérer, qui associent efficacité énergétique et efficacité économique et en inventant des garanties adaptées à la révolution numérique.
Une volonté forte des pays méditerranéens de traduire dans les faits leurs dispositifs de réduction (NDCs)
En dépit de quelques évolutions, les objectifs en termes d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique en Méditerranée sont loin d’être atteints et pas assez pour rester sous la barre du 1,5 °C. Une lecture attentive de ces projets (NDC) montre que dans la plupart des ces contributions nationales se trouvent mêlés des enjeux contradictoires qui s’inscrivent dans des temporalités différentes avec une dimension sociale et de proximité souvent marginalisée.
Ces confusions et impasses sociales excluent toute une série d’acteurs ou de leviers et laissent le champ libre aux logiques sectorielles et aux cloisonnements. Les questions de forme urbaine, de mobilité, de justice sociale sont minorées dans les NDCs au profit d’approches plus globales par source ou l’efficacité par secteur (bâtiment, transport…).
3e réflexion : Des modèles plus au moins hybrides mélangeant politique de soutien et marché plus ou moins libéralisé ont été mis en œuvre dans la plupart des pays de la région.
Le bilan de ce modèle est pour le moins mitigé : même si les renouvelables se développent en Égypte, au Maroc en Tunisie, elles peinent à prendre des parts de marché aux énergies carbonées.
Ce modèle hybride a mis en concurrence les énergies au lieu de jouer sur la complémentarité. Il minimise la part de la sobriété et fait primer la concurrence entre États plutôt que la coopération Euro-Méditerranéenne.
Or, pour réussir cette transition énergétique en Méditerranée, il faudrait des stratégies de coopérations coordonnées : Si chacun mène sa transition sans se soucier de son voisin, la sécurité d’approvisionnement risque d’être perturbée.
Veiller à ce que les politiques de transition énergétique n’aggravent pas le handicap de compétitivité dont souffre la région
L’Europe peut montrer la voie au service du bien commun « le climat » en investissant massivement dans le développement et l’adaptation des pays de la rive sud de la Méditerranée, c’est-à-dire la construction d’infrastructures et de systèmes économiques capables de résister aux désordres climatiques en Méditerranée dont on sait déjà qu’ils vont se reproduire, et qui affecteront d’abord les pays les plus vulnérables de la région.
Investir dans la transition énergétique en Méditerranée (atténuation et adaptation), c’est investir dans la sécurité et la paix. Une Méditerranée plus solidaire, c’est une Méditerranée plus forte, plus compétitive. On ne mesure pas assez les dangers et le coût de la non-solidarité, celui des inégalités, des réfugiés climatiques et des conflits.
Aux pays du sud de la Méditerranée de prendre aussi leurs responsabilités avec des mesures à la hauteur de ces nouveaux enjeux et défis (transitions politiques, économiques et changements climatiques). Tant que les politiques publiques ne fixeront pas un cap clair et précis, les acteurs privés adverses au risque, n’investiront pas spontanément dans des projets innovants, « bas carbones » dans la région. Le secteur privé, les compagnies, cherche à attirer l’attention sur les risques encourus par la transition énergétique, en matière de développement économique.
Par conséquent, Il est important de veiller à ce que les politiques de transition énergétique n’aggravent pas le handicap de compétitivité dont souffrent les pays Méditerranée, sur le plan de leur coût d’accès à l’énergie, mais au contraire qu’elle contribue à le corriger pour les secteurs exposés à la concurrence internationale.
Développer de nouvelles façons d’entreprendre et de coopérer pour transformer la menace en opportunité
Ce choix stratégique (énergies renouvelables et sobriété), avec un bouclage gaz naturel pour la région permettrait de positionner les entreprises de la région sur des secteurs porteurs en veillant à leur complémentarité. Il permettrait également de créer des effets d’entraînement pour les PME qui travaillent dans ce secteur.
Une étude de l’université du Massachusetts montre qu’un investissement de un million de dollars crée 17 emplois dans l’efficacité énergétique et 14 emplois dans les énergies renouvelables, contre 5 emplois dans le pétrole et le gaz.
Alors que la région est et restera très fortement dépendante des hydrocarbures, en particulier le gaz naturel, l’efficacité énergétique et l’intensification des énergies renouvelables pourraient réduire la dépendance énergétique de moitié et permettraient au sud de doubler ses exportations pour financer leur transition et lutter efficacement contre le changement climatique.
Il est urgent de placer ce projet au centre de la gouvernance de l’Union pour la Méditerranée et de ses trois plateformes et de l’inscrire dans une logique de coopération win-win plus large avec l’Afrique. Des décisions stratégiques doivent être prises. Les choix d’aujourd’hui conditionnent l’avenir de la Méditerranée.
Samir Allal,
ambassadeur auprès des pays méditerranéens et francophones, université de Versailles