À propos de l’intervention d’Émile H. Malet le 14 mars
SYNTHÈSE
Précisons d’abord que les nouveaux conservateurs sont étrangers aux néoconservateurs, à ces chantres du libéralisme qui avaient ouvert la voie à Ronald Reagan et à Margaret Thatcher et à ces « intellectuels » qui, auprès de George W. Bush, avaient promu le concept de guerre préventive.
Après l’effondrement du communisme, le monde en complet désarroi attendait l’arrivée d’une démocratie illimitée. Hélas, il y a eu les attentats du 11-Septembre, les guerres d’Afghanistan et d’Irak, l’ouragan financier venu frapper un capitalisme qu’on croyait maîtriser et aujourd’hui le terrorisme et l’islamisme. Rien de ce qui était prévu. Les nouveaux conservateurs rassemblent les couleurs du nationalisme, une résurgence religieuse, un hubris identitaire et des revendications populistes. Aux quatre hommes sur lesquels nous mettons l’accent peuvent être associés quelques épigones comme Theresa May et Viktor Orban : la fin des grandes idéologies du xxe siècle exacerbe partout les égoïsmes et les intérêts nationaux.
Ce n’est pas par hasard que nous sommes décontenancés par la scène politique française car notre pays est proche d’un état de mort cérébrale politique. Nous n’avons pas su interpréter les grands événements du monde, incapables de nous situer par rapport à la venue au pouvoir de Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan ou Xi Jinping. Mais l’élection de Donald Trump a joué un rôle de déclencheur : c’est dans le bastion de l’Occident que le pouvoir basculait. Qui va sortir vainqueur du combat mondial que se livrent deux tendances politiques ? D’un côté, les partisans d’une mondialisation globalisée et multiculturelle ; de l’autre, la nouvelle donne identitaire et nationaliste qui donne naissance aux nouveaux conservateurs. La question est d’autant plus difficile que ce clivage ne correspond pas à la dichotomie traditionnelle gauche/droite. Le nouveau conservatisme, c’est une kyrielle d’ingrédients religieux, économiques, sociaux, politiques et identitaires où l’on peut identifier cinq points de rupture structurants.
1) Un réveil religieux. Sans doute attisé par l’islam politique, il y a un réveil religieux, pas exclusivement chrétien car on le voit aussi en Turquie et en Chine. Un événement est passé presque inaperçu en France : le 12 septembre 2006 à Ratisbonne, le pape Benoît XVI a déclaré au cours d’un discours que, lorsque la politique et la religion se cristallisent autour d’un même objectif, la violence émerge. Il a pris l’exemple de conflits en cours. Mais notre diplomatie a vu ces propos comme plutôt scandaleux. Nous avons ignoré cette vérité profonde en soutenant les Printemps arabes. Aujourd’hui il y a une sorte d’émulation concurrentielle et stratégique entre l’islam et le christianisme. L’émulation, du côté chrétien, n’est pas dans la pratique religieuse, mais dans divers mouvements, telle la résurgence de la droite chrétienne aux États-Unis ou la contestation du mariage pour tous en France… La droite chrétienne a opté pour Donald Trump ; l’église orthodoxe soutient Vladimir Poutine ; l’islam politique permet à Recep Tayyip Erdogan de tenir ; le régime chinois s’appuie sur une mystique religieuse identitaire qui se développe en réaction au prosélytisme sociétal islamique. Dans ce contexte, les nouveaux conservateurs ont compris que la religion et le sacré peuvent combler une faille idéologique, mais ils contribuent à maintenir la regrettable confusion qui existe entre religion et spiritualité.
2) L’ensauvagement du capitalisme. Après la fin du communisme, on pensait le capitalisme civilisé par la démocratie. Au contraire, il a contribué à affaiblir la démocratie en donnant naissance, partout, à une classe qui représente beaucoup moins de 1 % de la population et qui détient beaucoup plus de 50 % des richesses. Les citoyens qui n’y peuvent rien n’ont plus cru ni à la droite ni à la gauche, qui d’ailleurs n’avait rien vu venir. Les penseurs de l’économie politique (Keynes, Adam Smith, David Ricardo…) considéraient que l’économie, tout en développant la prospérité, était au service du peuple et de l’intérêt général. Mais aujourd’hui il y a une guerre entre l’économique et le social. L’opulence explose partout pour une minorité de plus en plus réduite, alors que le chômage de masse s’étend et que les laissés-pour-compte sont de plus en plus nombreux. Le politique, de droite ou de gauche, est incapable d’apporter la moindre régulation. Cette situation crée l’incivisme et le capitalisme sauvage ensauvage la société. Dans les années 1930, Keynes et Freud se rejoignaient sur un diagnostic commun : Une économie qui prône l’accumulation compulsive de l’argent conduit inéluctablement au drame. Nous y sommes, idéologiquement, politiquement et culturellement. C’est l’impasse.
3) Un avenir sans espoir. Comme la classe moyenne s’élargit en nombre et se rapetisse en pouvoir d’achat et en capital, nous n’espérerons plus un mieux-être pour nos enfants. Ce constat insupportable entraîne une révolte sociale et produit la désaffiliation. L’économie politique était fondée sur la main invisible d’Adam Smith : l’individu est mû par un intérêt particulier mais la somme des intérêts particuliers converge vers l’intérêt général. Or cette économie politique n’existe plus, remplacée par une économie sauvage où la délinquance financière se généralise. Il n’y a plus d’intérêt général ; l’égoïsme s’installe partout ; les nouveaux conservateurs savent l’exacerber pour agrandir et conduire leur troupeau. Ils sollicitent une foule en plein désarroi, nostalgique d’un paradis perdu dont ils promettent l’avènement. La foule, du fait de l’effondrement de son narcissisme, choisit ou accepte des leaders profondément narcissiques, qui réussissent alors, non sans perversité, à transférer leur idéal du moi sur la foule et à confondre l’idéal de la foule avec leur idéal du moi.
On peut noter incidemment que cette situation affaiblit la démocratie parlementaire ; le Parlement limite son pouvoir législatif à la ratification de ce que le gouvernement décide. Or les citoyens qui veulent profondément la paix se tournent vers des nouveaux conservateurs qui ont toutes les caractéristiques de chefs de guerre. Pourquoi ? Pour arrêter quelque chose qui ne peut pas être arrêté. Les nouveaux conservateurs font la promotion d’une politique identitaire fondée sur la compassion et la revanche sociale. Ils parlent aux exclus avec l’identité et la religion, et ils promettent à la classe moyenne une rédemption économique et sociale. Ils inscrivent dans la convoitise des peuples en difficulté. Et si, à cette paupérisation sociale et à cet affaissement politique, on ajoute l’évolution des technologies, on aboutit à une mondialisation anomique, sans foi ni loi.
4) Le mirage du multiculturalisme. La société multiculturelle, dont on voudrait faire émerger la quintessence civilisationnelle, n’est qu’un agrégat de minorités qui multiplie les frontières, les classes sociales et les ségrégations culturelles. L’hybridation indistincte des populations et des cultures est une ineptie faussement généreuse car l’intégration des étrangers est d’autant plus difficile que la société ne dit pas quel est son socle culturel. L’obsession de la diversité produit une génération de narcissiques qui ignorent le sort de ceux qui n’appartiennent pas au groupe auquel ils s’identifient. Si, avec la diversité, il n’y a pas le Un, la notion d’intérêt général ne peut pas s’imposer dans la société.
5) La raison de sécurité. L’impératif de sécurité est entré en force dans le discours politique. Cette obsession permet d’imposer des perspectives et des mesures inacceptables par ailleurs. La raison de sécurité a remplacé la raison d’État. C’est le nouveau mythe de la démocratie occidentale. L’État dans lequel nous vivons à présent n’a pour but ni d’ordonner ni de discipliner, mais de gérer et de contrôler. La multiplication croissante des dispositifs sécuritaires témoigne d’un changement de la conceptualité politique. L’extension progressive à tous les citoyens de techniques d’identification, autrefois réservées aux criminels, agit immanquablement sur l’identité politique. Mais, avec l’état de sécurité, nous recherchons aussi un état de permissivité et un état de transparence. Il n’y a pas de mythe pour réguler une telle complexité et il devient de plus en plus difficile de construire des outils politiques pertinents. Nous observons des ingrédients incendiaires dans la société mais les concepts politiques qui permettraient de les maîtriser n’émergent toujours pas.
Peut-être avons-nous surestimé la séquence, pourtant très courte, qui va de 1945 à l’effondrement du système soviétique. Nous en avions tiré la certitude de nous acheminer vers une stabilité politique et économique durable et vers l’opulence. Avec les nouveaux conservateurs se révèlent le désarroi du monde et le désordre économique. Sigmund Freud a écrit dans L’Avenir d’une illusion : « Une civilisation qui laisse insatisfaits un aussi grand nombre de ses participants et les conduit à la rébellion n’a aucune perspective de se maintenir de façon durable et ne le mérite pas. » C’est à nous qu’il appartient de forger de nouvelles utopies cosmopolites et de préparer ainsi une alternative crédible à la rébellion nationaliste et populiste. Mais ce travail prend beaucoup de temps et ne se fait pas dans les officines des conseillers en communication.
Jeanne Perrin, Claude Lievens