Quand il s’attaque au biologique le transhumanisme est le nouveau nom de l’eugénisme. Francis Galton, inventeur du terme eugenics et initiateur de sa mise en pratique institutionnelle, indiquait en 1904 que l’eugénisme « ne se borne nullement aux questions d’unions judicieuses » ou de sélection des nouveau-nés mais recouvre des interventions d’« hygiène sociale » et de perfectionnement afin d’augmenter les capacités humaines, ce qui correspond bien au projet transhumaniste. L’eugénisme d’État, qui amena au 20e siècle à stériliser autoritairement des personnes déviantes, ou à exterminer des communautés entières au nom du fantasme de pureté raciale, constitue l’extrême absurde et criminel de l’eugénisme. Mais celui-ci peut s’exercer sans contrainte, voire à la demande des personnes concernées, c’est-à-dire dans le consensus et la démocratie. Il peut s’agir de doter le corps de prothèses, connexions informatiques ou systèmes d’auto-contrôle de la physiologie ; ces dispositifs qui seraient à renouveler de génération en génération répondent au projet d’améliorer l’humain existant, tel qu’il fut engendré par les processus naturels. Il peut s’agir aussi, et c’est la définition de l’eugénisme souvent retenue aujourd’hui, de contrôler la « qualité » humaine dès l’origine, dans l’œuf, par élimination ou par correction afin de prendre la relève de la sélection naturelle estimée défaillante par les eugénistes du siècle dernier et par les transhumanistes aujourd’hui.
Éliminer les défauts
Depuis l’Antiquité et jusqu’au 20e siècle, la sélection des « bonnes » naissances consistait essentiellement à éliminer les nouveau-nés mal formés. L’évolution des techniques (échographie, génétique, biochimie) a transformé l’infanticide en foeticide (interruption ‘médicale’ de grossesse = IMG) puis en embryocide (diagnostic prénatal non invasif = DPNI) avec la détection précoce de défauts génétiques dans les cellules fœtales circulant dans le sang maternel. C’est la fécondation in vitro = FIV) qui a ouvert la voie du diagnostic génétique préimplantatoire (DPI), caractérisé par sa précocité extrême (3 à 5 jours après la conception), son caractère peu invasif (hors du corps maternel) et la pluralité des embryons évalués simultanément (souvent 5 à 10, bientôt beaucoup plus). Ces caractéristiques font du DPI une méthode de sélection inédite par son efficacité et son acceptabilité[1]. Toutefois la nécessité pour les patientes d’en passer par les épreuves médicales préalables à la FIV restreignent le recours au DPI au moins autant que les limitations imposées par les lois françaises de bioéthique. Or, de récents travaux chez la souris montrent la possibilité de fabriquer des gamètes et donc des embryons à partir de cellules banales, par exemple prélevées dans la peau[2]. Il s’agit d’une véritable révolution conceptuelle (que devient le paradigme biologique qui opposait soma et germen?) dont les conséquences devraient être considérables pour la procréation humaine car il deviendrait possible de produire des embryons en quantité illimitée pour chaque couple tout en évitant les épreuves médicales de la FIV. La sélection embryonnaire par ce DPI intensif devrait prendre un nouvel essor quand la production massive d’enfants potentiels sera associée à des algorithmes discriminants pour retenir l’embryon conseillé par les généticiens. Ce qui amènera les législations de bioéthique à s’adapter, comme toujours, à des demandes sans cesse élargies, sous le regard compréhensif des politiques de santé, de la médecine personnalisée, des assureurs et des industriels avides de compétitivité.[3]
Corriger les défauts dans l’œuf
Puisque nous avons commencé à modifier le génome de nombreuses espèces vivantes, pourquoi ne pas s’attaquer au génome humain ? La récente apparition d’une nouvelle technologie génétique, du nom de CRISPR-Cas9, laisse croire, peut-être un peu vite, que la manipulation du génome (son édition) serait désormais contrôlée et que l’on pourra bientôt produire, par une intervention sur l’embryon, des êtres humains modifiés. La « crispérisation »[4] du vivant serait en marche mais c’est peut-être une nouvelle illusion. Les médias, alimentés par des laboratoires en attente de brevets ou de subventions, colportent l’hypothèse de technologies performantes et « révolutionnaires », sans informer sur les risques et limites[5], ni rappeler que la correction du génome devrait forcément intervenir au stade de la première cellule afin de se propager à tout l’organisme. Ce qui signifie qu’un DPI préalable, nécessaire pour identifier des défauts devrait être effectué dès le premier jour après la FIV, alors qu’il n’y a encore qu’une seule cellule… dont le DPI entraînerait la destruction. Pour contrer ces difficultés techniques, les chercheurs s’orientent plutôt vers la modification des gamètes, en amont de la fécondation. Par ailleurs, pourquoi améliorer des embryons déficients quand la FIV produit simultanément des embryons normaux ? C’est pourquoi, hormis le projet de modifier l’espèce en lui adjoignant des propriétés inédites[6], la correction embryonnaire est sans avantage réel sur la sélection par le DPI.
Comment « augmenter » le génome de l’humanité
La perspective de modifier l’humain, et en particulier son génome, évoque toujours une action délibérée pour orienter notre évolution vers une nouvelle espèce, à l’instar de ces OGM (organismes génétiquement modifiés) que fabrique l’industrie agrochimique. Au-delà de la faisabilité, se pose la question de ce que l’on voudrait obtenir en manipulant le génome humain. Que souhaiterions-nous ajouter, modifier ou enlever dans notre génome ? Autant il est ‘politiquement’ délicat d’imposer arbitrairement une nouvelle caractéristique à un être humain, et davantage encore à toute l’espèce humaine, autant le choix du ‘meilleur’ de ce qu’offre la nature devient vite acceptable. C’est en quoi le DPI intensif ne devrait pas rencontrer beaucoup de résistances. Or, les critères de choix des embryons seront très similaires dans toutes les équipes et tous les pays, si on excepte les choix esthétiques. Aussi la sélection des futurs enfants à grande échelle pourrait constituer le socle d’un projet eugéniste de grande ampleur, diminuant la diversité humaine au profit d’un modèle arbitraire capable de modifier progressivement les caractéristiques de notre espèce. Mais en la fragilisant par la réduction continue de sa diversité. Conformément aux théories transhumanistes, l’homme prendrait le pilotage de sa propre évolution, mais avec quelles incidences sanitaires et sociologiques ?
Illusions transhumanistes et constantes eugéniques
Quand bien même tous les humains seraient conçus et sélectionnés en laboratoire, l’idéal de perfection qui stimule les fantasmes technophiles des transhumanistes risque bien de demeurer une utopie. Ne serait-ce que parce que le vivant ne possède pas de version parfaite, contrairement aux machines, et que les affections qu’on veut éliminer sont souvent protectrices d’autres affections. Ce paradoxe est vérifié avec le gène de la thalassémie qui protège du paludisme, celui de la maladie de Tay-Sachs qui s’oppose à la tuberculose ou celui de la mucoviscidose à la peste noire… Ce ne sont que des bribes de paradoxes innombrables qui laissent penser que les causes des pathologies qui peuvent nous affecter sont dans des rapports beaucoup plus complexes que ce que laissent voir nos connaissances rudimentaires. Alors le génome sain devient un mythe puisqu’il ne correspond à aucune personne réelle, tout individu étant porteur de dizaines de gènes estimés indésirables mais qui contribuent à le constituer comme personne unique et donc justifient son altérité. L’entreprise de purification sera une impasse anthropologique, surtout si la sélection individuelle se fait sous l’emprise d’une « norme » statistique. Celle-ci, confiée techniquement aux algorithmes, pourrait vite relever d’une administration centralisée, au risque de politiques autoritaires, tandis que se développerait l’intolérance envers les personnes différentes, jugées déficientes.
Une distinction existe entre l’eugénisme positif qui cherche à impulser dans l’espèce des caractéristiques supposées favorables et l’eugénisme négatif qui veut réduire la dissémination des tares. Déjà, dans les cultures antiques, l’élimination des nouveau-nés mal formés côtoyait les unions entre membres de l’élite au pouvoir. Ce dualisme positif/négatif persiste avec le transhumanisme puisque les privilèges de « l’homme augmenté » s’opposeront à l’épanouissement, voire à la survie des individus moins bien pourvus. Cela est encore plus net avec la sélection des embryons qui favorise le meilleur en même temps qu’elle élimine les autres. Dans un registre différent on distingue un eugénisme d’inspiration collective d’un autre qui résulterait des aspirations individuelles. Le premier est suspecté d’autoritarisme, voire de nazisme, tandis que le second serait l’expression de la liberté, un dualisme qui s’applique bien sûr à tous les projets transhumanistes. Là encore le recours au tri sélectif des embryons devrait interroger : ce qui est considéré comme un choix parental correspondrait plutôt à l’assentiment aux conseils d’experts, c’est-à-dire à une attitude univoque partagée par presque tous les citoyens. Une telle politique, déjà décelable dans les pratiques prénatales (volonté d’éradication de la trisomie 21) ressemblerait à un eugénisme d’État débarrassé des mesures coercitives qui l’ont déconsidéré au siècle dernier, et enrichi par la caution d’une science toute neuve. Il existe beaucoup de similitudes entre l’eugénisme historique et les projets, ou même certaines réalisations transhumanistes en cours.
Les pratiques actuelles doivent respecter les personnes, grâce aux droits universels acquis en 1948 en réaction aux crimes nazis, mais c’est un principe qui s’applique difficilement quand l’être humain n’est pas encore une personne. D’où la nécessaire protection de l’humanité[7], sous toutes ses formes et en tous ses états. D’un point de vue réglementaire, le DPI intensif ne sera qu’une extension de la pratique actuelle du diagnostic préimplantatoire, le cheminement éthique et juridique se trouvant balisé par le progrès technique et par des aspirations eugéniques ancestrales. La plupart des gens ne croient pas à l’immortalité promise par les transhumanistes mais presque tous croient à l’amélioration du génome, malgré les interactions complexes entre les gènes, les facteurs épigénétiques hors contrôle, et les effets indésirables des techniques elles-mêmes. La plupart des gens ne croient pas à l’immortalité promise par les transhumanistes mais presque tous croient à l’amélioration du génome, malgré les interactions complexes entre les gènes, les facteurs épigénétiques hors contrôle et les effets indésirables des techniques elles-mêmes. Peut-on espérer que le chemin eugénique sera abandonné avant d’avoir causé des catastrophes irréparables ?
La question posée ici est « Quels transhumanismes » ? Constatons que l’eugénisme est le plus probable et le plus universellement partagé. De cet eugénisme-là, même raté, nous ne reviendrons pas indemnes.
Jacques Testart*
* biologiste de la procréation, directeur honoraire de recherches à l’inserm
À paraître (avec Agnès Rousseaux) : L’humain augmenté. Les promesses suicidaires du transhumanisme. Seuil, 2017
Voir notre dossier « Quels transhumanismes ? »
[1] J. Testart : Le désir du gène. Flammarion, 1994
[2] Orie Hikabe et al : Reconstruction in vitro of the entire cycle of the mouse female germ line. Nature 539, 10 novembre 2016
[3] J. Testart : Faire des enfants demain. Seuil, 2014
[4] http://jacques.testart.free.fr/index.php?post/texte998
[5] https://phys.org/news/2017-05-crispr-gene-hundreds-unintended-mutations.html
[6] J. Testart et A Rousseaux : L’homme augmenté. Les promesses suicidaires du transhumanisme. Seuil, 2017
[7] M. Delmas Marty : Résister, responsabiliser, anticiper ou comment humaniser la mondialisation, Le Seuil, 2012