Quand on parle de réseaux, il y a aujourd’hui trois niveaux qui émergent dans le modèle européen et qui, de plus en plus, posent un problème d’équilibre parce que, historiquement, la situation a beaucoup évolué. Il y a le niveau national, bien sûr, le niveau local interconnecté avec le niveau national et le niveau européen qui prend de plus en plus d’importance. Dans le cas de l’électricité (mais c’est vrai aussi pour le gaz), les réseaux ont d’abord été réalisés à partir de réseaux locaux, là où on produisait l’électricité, notamment dans les cas où il y avait de l’hydraulique. Il n’y avait pas de péréquation spatiale ; l’industrie s’installait près des lieux de production, là où le prix de l’énergie était peu élevé. On peut observer ce phénomène dans la région de Grenoble.
La péréquation spatiale est apparue après, en 1945. Ensuite nous avons vécu la centralisation (l’énergie n’a pas toujours été centralisée !) avec la nationalisation et une intégration verticale permettant des économies d’échelle. Au moment de la libéralisation, les directives ont imposé d’introduire la compétition là où elle est possible (pas dans la production ni dans la fourniture où le monopole est naturel). Aujourd’hui, la question qui se pose, ce sont les relations entre ces différents niveaux. L’Etat joue encore un rôle extrêmement important, d’une part, au niveau national et, d’autre part, parce qu’il dispose à long terme des outils nécessaires pour orienter les choix, notamment en fixant les normes environnementales ou en introduisant la solidarité nationale via la péréquation spatiale.
Le niveau national demeure très important. Mais ce qu’on cherche aujourd’hui, c’est le développement des réseaux locaux pour valoriser les ressources locales. Cependant, on comprend aussi que les interconnexions nationales et transnationales sont nécessaires pour la sécurité de chacun et les systèmes de secours. Ce n’est pas nouveau, on l’a compris avant que l’Europe n’existe (puisque la première Europe, ce fut l’Europe de l’électricité !). L’avantage que nous offrent les réseaux intelligents, c’est de pouvoir faire des choses qu’on ne faisait pas avant, par exemple mieux gérer la pointe électrique, mais le hard reste extrêmement fort : c’est une grande différence par rapport à d’autres industries. En matière d’électricité, le réseau a été constitué d’abord au niveau local et ensuite par des interconnexions forcées par l’Etat. C’est en effet l’Etat qui voulait envoyer de l’électricité hydraulique vers Paris (comme d’ailleurs le gaz de Lacq). C’est bien la preuve que la volonté politique existe ! Mais les réseaux sont incontournables, dans l’électricité comme dans le gaz, contrairement à ce qui existe dans le domaine des télécommunications où le progrès technique a changé la nature des choses puisque chaque opérateur peut avoir son réseau. Ce n’est évidemment le cas ni dans l’électricité ni dans le gaz ni dans l’industrie ferroviaire (où le réseau s’est développé en étoile à partir de Paris).
Les réseaux intelligents ont de très beaux atouts, surtout parce qu’ils permettent de gérer la pointe électrique – la Californie a été un précurseur à cet égard – et d’intégrer à terme les énergies renouvelables, plus ou moins intermittentes. De nombreux pays l’ont compris ; avec les réseaux intelligents, on peut faciliter la pénétration des énergies renouvelables et favoriser la concurrence favorable au consommateur. C’est d’ailleurs la base du modèle britannique. Les réseaux intelligents permettent aussi de pratiquer une tarification en temps réel, de faire payer à chacun le prix réel de l’électricité au moment où il l’a consommée. C’est très différent d’une tarification progressive qui ne tient pas compte de l’aspect temporel et qui, aux Etats-Unis, s’est traduite par un échec. Et, d’autre part, les compteurs intelligents, communicants permettent aussi de lutter contre la fraude.
Mais peut-on faire des réseaux à l’échelle européenne ? Certains le pensent, mais on se heurte à des barrières juridiques. On rappelle qu’en France le réseau de distribution appartient aux collectivités territoriales, ERDF n’étant que concessionnaire. Quant au réseau national, la loi dit qu’il doit être unique. On pourrait concevoir des réseaux qui soient franco-allemands, par exemple avec des participations croisées. La question se pose et il y a déjà eu des tentatives.
Trois grandes questions se posent aujourd’hui, qui interpellent les économistes :
La péréquation spatiale est-elle éternelle ? Non ; d’ailleurs elle n’a pas toujours existé. Et ça vaut la peine de se poser la question parce que les régions ont des ressources locales très différentes, ce qui pose le problème des subventions croisées. Certaines régions revendiquent une sorte d’autonomie que permettraient leurs ressources propres ; d’autres militent pour une autarcie totale. A partir de là, il y a un problème délicat : toutes n’ont pas la même chance vis-à-vis de ces richesses ; faut-il dès lors accepter le développement d’îlots de pauvreté à côté d’îlots de relative richesse ? Cette question importante ne peut être résolue que par des choix politiques.
Qui va payer pour le réseau de distribution si chacun en quelque sorte donne la priorité à la production et à la consommation locales ? Au fond, on est dans la problématique du free-riding (le passager clandestin). Aujourd’hui, je fais ce qui me plaît et je compte sur le réseau en cas de défaillance. Si je ne suis pas en mesure de produire pour satisfaire mes besoins, je me connecte au réseau. Dans ce cas, qui doit payer et combien ? C’est une question importante parce qu’on ne peut pas pratiquer le même tarif à celui qui n’a pas les moyens de produire et de consommer localement et à celui qui prend le réseau en secours au moment d’une défaillance. C’est un point à examiner, dans le même esprit que ce que l’on fait vis-à-vis des assurances.
La trùoisième question est relative à la valorisation des réseaux physiques et des services qu’on peut développer grâce à eux. Regardons ce qui se passe dans l’hôtellerie, dans le transport urbain ou interurbain, dans la distribution de multiples produits. Il est très probable que des opérateurs de télécommunications chercheront à s’engouffrer dans ce réseau pour valoriser des services qui y seraient associés. Une question va se poser : Quid du lien entre les réseaux et ces services ? Car on est là dans une activité commerciale qu’il n’y a pas lieu de réserver exclusivement au gestionnaire du réseau physique.
Jacques Percebois
Professeur d’économie
Directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie (CREDEN)