Il est demandé de décrire dans cette rubrique une expérience personnelle à l’exclusion de toute considération politico-situationniste dont nous sommes par ailleurs submergés. Il faut parler de l’intime, donc de ce que d’autres n’ont pas forcément ressenti tout au long d’une situation exceptionnelle résultant de cette injonction : « Restez chez vous » !
Rester chez moi, autant dire me condamner à la plus sévère des punitions. Le principal atout de mon logis est que j’en sors ; un petit voyage ascenseur et je reçois tout de suite le grand air de la vraie vie, avec des voitures, des passants, des commerces, des transports publics pour rejoindre les sites les plus attrayants de Paris en quelques minutes. De plus, intimement, je me suis depuis des décennies déclarée nomade, sans aucun attachement à un lieu. Je prétends (il y a dans les conditions de confinement un côté genré qu’il ne faut pas occulter, mais là n’est pas la question) rêver de vivre dans un (bel) hôtel où toute contingence matérielle serait traitée hors mon intervention. Je prétends rêver de vivre dans toute ville assez grande pour me permettre de prendre part à un même tourbillon. Peu importe si la contrepartie est un épuisement continu, auquel même les vacances (forcément agitées de découvertes) n’apportent pas de remède : un appartement, on y dort et on s’y abrite des intempéries, rien de plus… à l’extérieur on apprend, on découvre, on échange, on se construit !
Et voici que les jours passant (grâce soit rendue aux – méchants – GAFA et leurs outils et grâce aux commerçants du quartier pourvoyeurs de diverses subsistances), après une inévitable frustration criée haut et fort, les murs de mon logis m’ont apprivoisée. Nous nous sommes reconnus eux et moi, et certains gestes ont pris de la valeur, d’autres sont survenus qui ont tissé les liens : les baies grandes ouvertes ont donné le soleil, les balcons nourris chaque jour d’arrosage et de fertilisants ont offert des fleurs comme jamais. C’était beau à voir et à sentir, c’était bon de s’en occuper. Presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, voir passer les heures sans les compter, avec des petits gestes, jamais une telle situation n’eut été rendue possible, sinon par… obligation. Mais s’il n’y a pas eu d’alternative il se trouve que c’est tant mieux !
Après quelques semaines, j’ai «épousé» mon logis, il fait partie de moi : peut-être parce que c’est là et là seulement que tout m’est arrivé de l’extérieur désormais, sans avoir à l’aller chercher : l’affection des autres, la chaleur des échanges. Il n’est pas question d’appeler cela régression, surtout pas confort d’un prétendu retour in utero !
Au contraire pour moi c’est une éclosion. Un supplément de vie qui n’en attend pas moins le retour des escapades, avec une impatience contenue… Éclosion qui sera durable pour l’empreinte qu’elle a déjà inscrite : faudrait-il être assez stupide pour revenir à la prétendue errance d’une personne sans feu ni lieu?
Pour conclure, on l’a deviné, une telle expérience ne pouvait être à ce point salutaire sans un contexte particulièrement favorable. Je n’oublie pas ceux qui n’ont eu en main aucun de ces atouts et qui ont terriblement souffert. Ceux qui pendant ce temps n’avaient même pas droit au réconfort de leur cadre familier le soir… Mais certainement, dans d’autres appartements ou maisons, en France ou ailleurs, d’autres personnes que leur vie tient toujours au dehors ont-elles trouvé un goût incomparable à leur «petit jardin» familier. Il faut l’espérer. Ainsi n’aurons-nous pas connu seulement le malheur cette année.
Jeanne Perrin