Un outil au service de nouveaux contenus thérapeutiques
Dans le champ de la santé psychique, la crise sanitaire a contraint bien des acteurs de santé à devoir en quelques heures réadapter leurs modalités d’intervention, notamment via les téléconsultations. Si d’aucuns ont décrié la méthode, bon nombre ont dû très vite se former et s’organiser pour proposer à leurs patients la possibilité de consulter en ligne. À tâtons souvent, à reculons parfois, mais toujours avec cette conviction que le soin n’attend pas. Quel qu’il soit. «Faute de grives, on mange des merles» dit le dicton. C’est dans cet esprit que moi-même en tant que psychoaddictologue et sexologue clinicienne, j’ai envisagé tout d’abord la mise en place de téléconsultations dès le premier jour du confinement. Perte de contact visuel direct, perte du métalangage, des signaux qui échappent au patient lui-même (un tremblement nerveux du pied, les mains qui se chiffonnent, les jambes agitées qui se croisent et décroisent, mouvements de paupières…). Incontestablement, c’est du point de vue de la perte que je considérais l’arrivée des téléconsultations comme un pis-aller dans ma pratique clinique. Et en aucun cas comme une découverte.
Téléconsultations : de la contrainte à l’adoption
Quatre mois plus tard, après des heures et des heures de pratique, après des recherches et bon nombre de lectures sur le sujet, je dois dire que mon regard s’est transformé. À l’instar du livre numérique qui était pensé comme vecteur de destitution si attendue et redoutée du livre papier, les téléconsultations ne sont peut-être pas si infréquentables que cela. Pourquoi? Parce que comme je vais tenter de vous le démontrer, elles ne destituent en rien les séances médicales ou psychologiques effectuées en présentiel, mais semblent, au contraire, fournir une ouverture thérapeutique dotée d’une souplesse d’usage fondée non plus sur un cadre «réel» mais sur «l’effet de réel», via les écrans. Définie par le code de santé publique comme « une forme de pratique médicale à distance utilisant les technologies de l’information et de la communication », la télémédecine par exemple a vu ses connexions décupler entre mars et juin 2020. Ainsi, la seule semaine du 6 avril a comptabilisé plus d’un million de téléconsultations en France selon les statistiques de l’Assurance-maladie[1] (qui décomptait début mars une moyenne de 9 693 téléconsultations par semaine!). Malgré les réticences (et résistances) du départ, la littérature scientifique, les sondages et le retour d’expériences des personnes qui ont prodigué des téléconsultations s’avère sans détour : l’expérience semble hautement positive et bon nombre de soignants déclarent vouloir poursuivre les consultations en ligne en parallèle à leur pratique clinique, une fois le déconfinement opéré. Nul doute que le plan gouvernemental «Ma santé 2022 » qui encourageait les visioconférences et les consultations en ligne afin de libérer du temps aux professionnels de santé et faciliter l’accès aux soins dans les « déserts médicaux », devrait encourager le maintien de la télémédecine pour tous, au-delà de la crise sanitaire.
Des avantages logistiques et thérapeutiques
Force est de constater qu’au-delà de leur forme, le contenu même des consultations numériques peut aussi nous interpeller. Comment cela, le gain de temps octroyé et la couverture élargie des offres de soins ne seraient donc pas les seuls avantages? En effet, dans le contenu même des séances (notamment en psychologie, en addictologie et en sexologie) la présence d’un écran entre le soignant et son patient ne fait pas forcément écran, justement. Et si l’écran, au lieu d’enlever quelque chose aux échanges de visu, représentait un canal complémentaire au cabinet pour travailler de manière différenciée? En une ou deux séances il m’est arrivé de voir des situations qui stagnaient depuis des mois en présentiel, se débloquer soudainement. Nul ne peut nier que face à un écran, l’interaction entre le soignant et le patient diffère du cadre habituel ; mais j’ai pu constater, et constater encore, que les spécificités propres aux écrans – malgré mon postulat de départ – n’entravaient en rien les logiques de transfert et de contre-transfert (mais aussi d’alliance thérapeutique) connues dans le confinement du cabinet. Cela s’explique. Le cadre intime d’une consultation chez soi et la distance créée par l’outil numérique peuvent favoriser la concentration propice à l’introspection. Il peuvent également faire tomber les mécanismes de défense et produire des révélations dans une « parole vraie » qui, dans un cocon familier et derrière un filtre protecteur, trouvent la possibilité du jaillissement.
De l’autre côté du miroir
Le psychiatre Serge Tisseron et le psychologue-psychanalyste Frédéric Tordo travaillent depuis des années sur le thème des écrans et des thérapies à distance. Tous deux sont connus pour avoir concentré et modélisé leurs recherches afin d’extraire les principales caractéristiques cliniques de la consultation en ligne[2]. La création en quelques semaines de leur site de conseils, de lectures et d’intervision gratuites à destination des psychologues qui ont ouvert leur pratique à la téléconsultation (www.CyberPysCo.fr), représente une expérience novatrice dans le milieu thérapeutique. Il ressort de leurs études différents « stades du miroir » comme aurait dit Freud, dont la spécificité réside dans le fait que la fonction spéculaire dans tout travail thérapeutique n’en passe plus par des symbolisations mentales, mais bien par un écran au sens propre. Tout thérapeute, psychologue, psychanalyste ou spécialiste utilisant la téléconsultation a certainement eu le loisir d’identifier au cours de ces derniers mois les différentes « expériences du miroir » qu’offrent les dispositifs de visioconférences, à savoir, comme le rappelle Frédéric Tordo dans son article « Spécificités cliniques de la consultation en ligne[3] » : le miroir technologique de soi, le miroir magique de l’autre et le miroir par détournement. Ces trois expériences sont incontournables et constitutives de tout échange en ligne. C’est en cela et pour cela que la consultation en cabinet et la consultation en ligne, loin de se concurrencer, peuvent se compléter. Si la consultation en ligne n’est pas efficiente sur certains plans, elle le sera sur d’autres. De quoi produire somme toute un complément inévitable désormais dans le champ des sciences du langage et des approches du « care ». Ainsi, les trois expériences du miroir produite par les écrans interposés, nous plongent au cœur même des théories et modélisations « classiques », mais sous l’effet d’un autre medium :
1. L’écran comme expérience du « miroir technologique de soi » renvoie aux travaux de Henri Wallon et à ceux de Lacan. Actualisée par internet, cette expérience inscrit le corps dans un protocole spéculaire via des plateformes numériques (Skype, Zoom, Whatsapp…) qui font office de miroir. Le patient en contactant son thérapeute, se découvre lui-même en image dans l’appareil numérique. Il regarde une présence (le thérapeute) tout en prenant conscience de sa propre présence via son image reflétée sur l’écran. Le cadre spéculaire est donné. Je me vois, je vois et je sais que je suis vu.
2. L’expérience du « miroir magique de l’autre » engage l’interaction des échanges via l’écran spéculaire. « Le miroir se met à parler », nous dit Frédéric Tordo. L’écoute active du récepteur (le thérapeute), sa présence « de l’autre côté du miroir », comme dirait Lewis Caroll, donne à la réflexion numérique une réflexion symbolique. Par la parole échangée au travers du miroir, le patient se décale du reflet de son image propre pour intégrer en lui une seconde image, celle de l’altérité. Cette expérience est comparable à l’expérience du « miroir maternel » décrite par Winnicott en 1971. Ici, la fonction spéculaire et narcissisante du miroir est transcendée par la présence du thérapeute qui, par son image et sa parole, renvoie à son patient une expérience contenante, projective et décalée de lui-même.
3. La troisième expérience est celle du « miroir par détournement ou déviation » dont le principe repose sur la dialectique regardant/regardé. Parce que l’écran ne montre qu’une partie du corps (le visage), le patient peut relâcher l’attention qu’il porte à l’ensemble de sa posture (contrairement à ce qui se manifeste en cabinet de consultations). Le cadre intime dans lequel se déroulent les téléconsultations renforce cette sensation de lâcher prise et encourage parfois une « désinhibition numérique » (Tordo) qui permet non seulement au patient d’être plus apaisé physiquement (le corps s’efface au profit de la parole), plus labile mais aussi plus détendu psychiquement. Comme je l’évoquais précédemment, il n’est pas rare de constater que des patients avancent subitement dans leur travail personnel dès les premières téléconsultations. La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury évoque cet état de fait comme une « accélération thérapeutique» au cœur de ses travaux. Pour ma part, les téléconsultations en sexologie ont démontré (notamment 1. S. Tisseron, Intimité et extimité, Le Seuil communications n° 88, p. 83-91, 2011. lors d’états de stress post-traumatiques suite à des agressions sexuelles) à quel point la parole – via le médium de l’écran et les effets qu’il produit – pouvait se dire parfois plus facilement.
De l’intimité à l’extimité
En résumé, nous pouvons dire avec suffisamment de recul empirique et scientifique aujourd’hui que le phénomène des téléconsultations dépasse donc de loin le simple « appareillage» logistique et technologique. Les téléconsultations produisent des pratiques et des symboliques nouvelles dans le champ de l’accompagnement thérapeutique et engagent les patients dans une bande de Mœbius où l’intimité se révèle en toute «extimité». Cette formule que l’on doit à Lacan, fut reprise en 2001 par Serge Tisseron qui la définit en tant que « processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés[4]». Certes, bien des questionnements peuvent surgir (notamment quant au respect du secret professionnel via la sécurité des connexions) et des débats s’ouvrir sur les téléconsultations. En conséquence ne pourrait-on pas considérer ce surgissement numérique comme une opportunité sinon indispensable du moins nécessaire dans les différents domaines du soin et de la santé? Par-delà sa fonction spéculaire, la consultation en ligne offre un nouvel « agir thérapeutique» propice à un processus d’individuation différent du cadre thérapeutique traditionnel, mais non moins efficient. Face à la crise de la Covid-19, l’essor spectaculaire des téléconsultations apparaît non seulement comme l’une des grandes nouveautés durant le confinement, mais signe également une diversité des techniques et des approches thérapeutiques dans les prises en charges médicales et psychologiques de notre pays. Il semble bien que la téléconsultation ne tue pas la consultation.
Magali Croset-Calisto Psychologue, addictologue et sexologue. Conseillère scientifique de SOS Addictions, docteur en sciences humaines
[1] Source : Assurance maladie, ANS, ODOXA, étude publiée dans Le Monde du 5 mai 2020.
[2] Cf. DU de cyberpsychologie, Université Paris-Diderot dont S. Tisseron et F. Tordo sont les responsables pédagogiques.
[3] F. Tordo, www.CyberPysCo.com. Voir aussi Le Moi-Cyborg. Psychanalyse et neurosciences de l’homme connecté. Dunod, 2019.
[4] S. Tisseron, Intimité et extimité, Le Seuil communications n° 88, p. 83-91, 2011.