1920-2020, dates désormais gravées sur la tombe d’Albert Memmi. Il naît à Tunis dans le quartier juif de la Hara. À cette époque la Tunisie est sous protectorat français. La IIIe République assume totalement son rôle de puissance et coloniale et civilisatrice. Mais, quand Memmi meurt à Paris, cent ans plus tard, cette même France est intégrée à une Europe fragilisée face à une mondialisation effrénée. Et entre ces deux dates, le monde aura connu les fanfaronnades tragicomiques de Mussolini, les éructations sauvages d’Hitler, la sénilité de Pétain, la Shoah puis le rideau de fer et la paranoïa de Staline, la mégalomanie de Mao, l’autoritarisme de Castro, les oubliés du Tibet, les disparus de Pinochet, les torturés d’Argentine, la tyrannique dynastie des Kim Jong ou encore les massacres africains. L’indépendance d’Israël confrontée à un panarabisme nassérien rêvant de jeter les juifs à la mer sera pour Memmi une écharde dans sa conscience juive, car fidèle à la gauche israélienne il sera dans les vingt dernières années de sa vie assez critique sur l’avenir d’Israël. La tentation mortifère de l’obscurantisme religieux a été dans les dernières années de sa vie une préoccupation majeure; les discussions que nous avons eues sur ce point en témoignent.
Le siècle de Memmi est névrotique, incapable de résilience – un débat à ouvrir sans doute. Il fallait évoquer la déchirure de ce siècle pour comprendre les propres déchirures de Memmi. Ses romans les plus célèbres que sont La Statue de Sel (1953) et Agar (1955, préfacé par Albert Camus) posent clairement la question de la liberté de se marier et de vivre hors les murs de la synagogue. Memmi est un juif culturel, pas un juif cultuel. Avec Portrait d’un Juif (1962) et plus encore avec La Libération du Juif (1966) Memmi s’opère sans anesthésie. De ces deux livres naîtra le concept de condition juive et par la suite de judéité. Et que dire du Memmi engagé? Portrait du Colonisé (1957, préfacé par Jean-Paul Sartre) le fait entrer de plain-pied dans la mémoire anticolonialiste du xxe siècle. Ce qui est intéressant finalement c’est le rapprochement qu’il faudrait faire entre condition juive et condition du colonisé. L’un et l’autre sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la société. L’un et l’autre sont à la fois maître et esclave.
Ce n’est pas un hasard s’il a été très attiré par la psychanalyse. À l’instar du médecin qu’il aurait voulu être dans sa jeunesse, Memmi observe, pense et écrit comme un anatomiste-clinicien. Dans son livre Le Racisme, définition, description, traitement, (1982) il se pose comme tel. Car l’homme est avant tout un chercheur qui ne cherche pas forcément pour trouver mais dans l’espoir au moins d’ouvrir des pistes pour les générations suivantes. Mais cet homme viscéralement attaché à sa terre natale, malgré les nombreux prix littéraires et honneurs universitaires qu’il a obtenus a quitté ce monde avec un seul regret : la Tunisie ne l’a jamais vraiment reconnu car, me confiait-il voilà quelques mois encore : « Je n’ai pas la place que je devrais avoir dans la mémoire collective tunisienne étant juif et pas musulman. » Qu’à cela ne tienne : Albert Memmi restera pour longtemps l’un des auteurs clé de ce xxe siècle.
Michel Dray a été l’élève d’Albert Memmi à Nanterre et ancien directeur-général du Comité de Coopération Universitaire Marseille Provence Méditerranée. Il est le concepteur d’une exposition sur Albert Memmi (2010).