Le cas du bébé, difficulté majeure de la pédopsychiatrie, permet d’aborder cette importante question : comment devient-on un sujet ? Le bébé n’est pas un simple nourrisson (terminologie en vigueur dans les années 1980) ; il est coacteur de son propre développement et doit être considéré par anticipation comme un sujet. Il y a chez chacun de nous un vrai-self et un faux-self. Le vrai-self correspond à l’authentique et se manifeste lorsque la personne, confiante en elle et en son environnement, laisse libre cours à la spontanéité. Le faux-self correspond à ce que les gens perçoivent de l’extérieur et apparaît lorsque la personne se contrôle en permanence pour respecter les conventions et s’adapter à l’environnement. Lorsque, chez un enfant, le self n’a pas pu se construire, le vide et l’angoisse s’installent. Alors une personnalité de substitution prend le relais. On n’a plus la certitude d’être en contact direct avec lui.
Le bébé, personne en devenir
Le bébé est une personne en devenir, qui se construit en articulant (et non en superposant) la réalité interne (subjectivation) et la réalité externe (intersubjectivité). Les schémas topiques freudiens (préconscient, conscient, inconscient ; ça, moi, surmoi) ne lui sont pas applicables. Il comprend plus ou moins vite qu’il existe quelque chose d’autre que lui ; il est capable de se représenter des liens, bien avant que de se représenter des objets. De ce fait, il est dans une situation de demande latente dont il n’est guère possible de faire une mesure précise. Toutes les personnes qui s’occupent de lui vont forger sa personnalité. Elles disent tu quand elles lui parlent ; elles disent il quand elles parlent de lui ; c’est la subjectivation qui lui permettra de dire je. Mais se ressentir comme sujet, c’est bien plus que de dire je. Par rapport à l’intersubjectivité, la subjectivation implique aussi une dynamique de spécularisation dans laquelle l’objet peut être un autre-sujet ; les adultes doivent anticiper le fait que les enfants vont progressivement les ressentir comme sujets.
La néoténie, théorie du développement de l’être humain, est née du constat que le bébé humain est le mammifère le plus immature et le plus fragile. Tout se passe comme si l’être humain naissait prématurément, inachevé. Aucun bébé humain ne se pense lui-même comme sujet ; il doit passer par l’intermédiaire de l’autre ; c’est dans l’interaction que le sujet émerge. L’enfant demeure longtemps dépendant de sa relation avec les sujets adultes et particulièrement avec sa mère. Cette immaturité fondamentale est aussi un avantage car elle est à l’origine de la grande diversité des êtres humains. La néoténie explique le passage du sentiment d’être au sentiment d’exister et montre que la découverte de soi et la découverte de l’autre sont indissociables. Dans la période où l’enfant passe de la dépendance absolue à la dépendance relative, les adultes qui l’entourent doivent lui laisser jouer sa partition.
La médecine face au spectre autistique
L’autiste est un sujet qui n’est pas constitué, pour lequel le lien qui construit le bébé a échoué. L’enfant autiste n’a pas creusé l’écart entre la réalité interne et la réalité externe. Il ne se considère pas lui-même comme un sujet ; pour lui, la question de l’objet ne se pose pas et on perd face à lui la position de sujet. Pour lutter contre l’autisme, le packing (ou enveloppement humide froid) avait été proposé, par opposition au rôle que le concept de subjectivation conduit à donner à la psychiatrie. Les observations cliniques ont montré que ce traitement est inefficace.
L’autisme est une maladie rare qu’il ne faut pas confondre avec les symptômes du spectre autistique, beaucoup plus fréquents. L’amalgame est facilité par ceux qui refusent l’étiquette d’autiste, mais il est très dangereux car il risque de conduire à l’application des mêmes remèdes à l’ensemble du spectre. En particulier, l’autisme est très différent du syndrome d’Asperger, qui n’est pas une maladie mentale, mais un trouble du développement neurologique. Les patients qui en souffrent peuvent être remarquablement cultivés ou exceller dans des domaines spécifiques ; leur problème, c’est l’intégration au sein de la société, où leur comportement fait parfois penser à l’autisme. Mais ils sont capables de creuser un écart intersubjectif et de créer des liens.
La psychiatrie du bébé est une discipline récente. Le bébé n’étant pas différencié en tant que sujet, il doit être considéré dans l’ensemble qu’il forme avec les adultes proches de lui. Le praticien va se préoccuper de la qualité des liens correspondants ; mais le DSM-5 (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et la CIM-10 (classification internationale des maladies) n’y accordent qu’une place très modeste et, à cet égard, le PMSI (programme de médicalisation des systèmes d’information) fonctionne mal.
Les troubles du spectre de l’autisme chez l’enfant, notamment l’incapacité de faire la distinction entre lui et l’autre et de passer du sentiment d’être au sentiment d’exister, sont souvent liés à la mauvaise qualité des liens qui ont été créés. C’est aussi une situation qu’on rencontre souvent dans les cas d’adoption. Il est indispensable que le médecin observe directement l’enfant. Lors de la consultation, les parents sont présents ; c’est là que se pose fondamentalement la question qui demande quoi et à qui ? Lorsque les enfants grandissent, il est essentiel de savoir de quoi ils se plaignent. Bernard Golse cite l’exemple d’une toute petite fille à laquelle le médecin pose cette question banale : Comment va la vie ? Elle répond : « Dure ! », témoignant d’une appropriation subjective de la raison de la consultation.
Le traitement de ces cas fait largement appel à la médecine narrative, qui est centrée sur le patient et qui permet de reconnaître, d’interpréter, d’absorber et d’être ému. Mobilisant l’humanisme et l’empathie du médecin, elle favorise l’établissement d’une relation de qualité, fondée sur l’écoute du malade. Elle rappelle que l’acte médical n’est pas que technique ; elle conduit à considérer les patients de manière très différenciée, rejoignant les préoccupations exprimées par Georges Canguilhem.
Ainsi, les réflexions sur le traitement des troubles du spectre de l’autisme conduisent à une évolution notable de la pratique médicale.
Bernard Golse, Propos recueillis et décryptés par Claude Liévens
*Depuis quelques années, Passages s’intéresse au transhumanisme, sous l’angle de l’éthique et de l’évolution de la médecine. Le 15 octobre, nous avons accueilli le Professeur Bernard Golse, médecin pédiatre qui porte un regard singulier sur la souffrance de l’enfant sans se laisser intimider par la doxa ambiante. Le présent article rend compte de son intervention et du débat qui l’a suivie.