Tous les risques qui s’opposent au développement durable sont les enfants de la révolution industrielle du XIXe et du début du XXe siècle. Ainsi que nous l’explique depuis trente ans le sociologue allemand Ulrich Beck (La société du risque, sur la voie d’une autre modernité, Champs essais, Flammarion Paris, 2001), nous sommes passés d’une société industrielle de pénurie puis de consommation et de classes à une société des risques, et d’individualisation des inégalités sociales. La production sociale de richesses est systématiquement liée à la production de risques induits. La société des risques est née des effets délétères produits par le productivisme contre lequel se retourne maintenant la société des risques. Elle vise à neutraliser le productivisme, à l’anéantir si elle peut, pour préserver le développement désormais conçu comme prioritairement durable. A cause des risques induits, le progrès technique ne s’assimile plus au progrès social, au contraire. L’industrie n’est plus la solution. Elle est devenue le problème depuis qu’elle produit à grandes pelletées d’énergie fossile des gaz à effet de serre et du dioxyde de carbone qui pourrissent le climat, des déchets radioactifs qui grésillent pour des millions d’années, des nitrates qui empoisonnent les nappes phréatiques, de l’amiante qui tue, des médicaments qui mutilent, des perturbateurs endocriniens qui engluent les biberons, des OGM qui carient le génome, des transports aériens qui trouent la couche d’ozone. Maintenant que l’on sait, on s’inquiète, mais plus ou moins selon le bout de la lorgnette avec lequel on contemple ces risques, magnifiés pour les craintifs ou rétrécis pour les casse-cou, si tant est, comme l’écrit Descartes, que la peur, comme toute passion, déforme la réalité. Or le risque est socialement construit, il dépend de la perception qu’on en a, des acteurs et des valeurs en jeu. Or pour les risques, la perception vaut réalité. Dès qu’une situation est tenue pour réelle, elle devient réelle par ses conséquences.
La perception des risques et les classes sociales
Pour garder sa cohésion – comment voulons-nous vivre ? –, la société cherche à expliquer comment les risques qui nous menacent, vrais ou faux, peuvent être supprimés, diminués, canalisés, endigués et évacués afin qu’ils ne franchissent pas le seuil de ce qui est tolérable d’un point de vue économique, écologique, psychologique, culturel, médical ou social. L’utopie d’égalité de la société de classes est en partie achevée parce qu’elle a créé des droits positifs pour qu’adviennent les jours meilleurs que nous avons connus. Elle est remplacée par l’utopie de l’insécurité de la société du risque qui s’acharne au contraire à empêcher par des interdits négatifs que n’adviennent pour les générations futures des jours de cendre. La solidarité du besoin du XIXe siècle est supplantée au XXIe siècle par la solidarité de la peur du risque. L’une accélère, l’autre freine. Il ne s’agit pas seulement des risques issus de la production industrielle mais aussi, par extrapolation, de tous les risques séculaires, préindustriels voire médiévaux, le vieillissement, les maladies et les intempéries, l’insécurité… La société assurantielle de François Ewald, pour la santé, l’automobile, l’habitation, le crédit, les accidents du travail… assure le risque individuel au quotidien, mais elle ne rassure en rien sur l’avenir et les risques globaux, sur la pérennité de la vie sur terre, ou l’autodestruction de la planète (David Le Breton, Sociologie du risque, Que sais-je, PUF 2012). Comment ces risques sont-ils perçus et quels sont les déterminants sociaux de cette perception ? Pour ne pas mourir de faim, ou pour nourrir l’Etat Providence, on acceptait sans les voir les effets de ces destructions nés de la production industrielle. Aujourd’hui, on les voit et on les refuse. Seuls ferment encore les yeux les plus pauvres, les nations en développement ou en croissance, l’Inde, la Chine, ou les catégories sociales les plus précaires. Elles préfèrent le risque à la faim, car le refus du risque est un luxe de riches. La sécurité n’est pas sociale, elle pénalise les pauvres. Le besoin prioritaire de se nourrir gomme la perception du risque, il prive de la liberté de discernement, Vanel et Montand auraient parlé de « salaire de la peur ». Que s’implante une centrale nucléaire ou une usine chimique, une autoroute, une décharge, ceux dont les moyens leur permettent de s’en éloigner n’y perçoivent que le risque d’irradiation ou d’intoxication, de pollution sonore ou olfactive. Ils manifestent contre et ils s’en vont. C’est leur liberté. Les autres, les syndicats de travailleurs, les ouvriers n’en retiennent qu’une opportunité d’emploi et de logements peu chers, sur des terres à valeur patrimoniale dévalorisée et ils y viennent, ils se mobilisent en faveur du risque. Le prolétariat de la société du risque gîte au pied des cheminées d’usine. Né en bas, on a plus de risque de devenir chômeur quand on n’a pas pu se payer une formation ou des études supérieures, plus de risques de se mithridatiser au mercure quand on n’a pas les moyens de manger « bio ». La société des richesses, un phare pour les pauvres, croise la société des risques, une phobie pour les riches. Mais la société des risques a changé les alliances, la lutte des classes a été supplantée par la lutte de ceux qui se savent exposés aux risques, les écolos, contre ceux qui les produisent et qui en profitent, les industriels pollueurs. Ce sont pourtant toujours les mêmes qui en pâtissent : les pauvres qui n’ont d’autre choix que de s’y soumettre. Le risque s’exporte d’ailleurs quand il faut. Nos champignons atomiques, aux riches heures des trente glorieuses, ont poussé sur les cailloux du désert algérien ou dans les lagons d’outre-mer, pas dans la Beauce.
Les risques globaux : une guerre de civilisation au-dessus des classes ?
Mais c’est regarder là par le petit bout étriqué de la lorgnette, le constat sociétal semble périmé. Car personne finalement, riche ou pauvre, « citoyen ou bourgeois », n’échappe en fait au risque. La pauvreté est inégalitaire, mais le trou dans la couche d’ozone est démocratique. Les situations de danger touchent potentiellement tout le monde, sans distinction de classe. Réchauffés climatiques de tous les pays, unissez vous. Le pain fait l’émeute, la survie fait consensus. La menace climatique, le risque nucléaire, la pollution, la déforestation font de la société du risque une société de possible catastrophe universelle et permanente. Elle abolit les classes sociales, le temps, l’espace, les frontières (le nuage de Tchernobyl ne s’est pas arrêté aux Alpes), les blocs géopolitiques, la diagonale des causes et finalement, la liberté de s’en prémunir. La pureté des pommes de Normandie en effet dépend moins de la centrale nucléaire de la Hague que des traités internationaux de désarmement nucléaire, le maïs du Tarn moins de la retenue d’eau de Sivens que du respect du protocole de Kyoto, de Copenhague ou de Paris. D’autant que l’on ne discerne pas clairement d’où vient l’attaque contre la planète : des fumées de Shanghai, de Bombay ou de Detroit, ou du soleil qui se rapproche, ou d’un nouveau cycle de déglaciation… ou bien tout simplement de Dieu : « Tout ce qui est, est en Dieu. Dieu est absolument cause première. » (Spinoza, L’Ethique, Gallimard, Paris, 1954). D’ailleurs ces risques qui nappent le globe sont impalpables, on ne les touche pas, on ne les voit pas, et même si, le nez dessus, on les sent, chacun ignore ce que l’eau, l’air, le pain, la viande contiennent vraiment de particules radioactives ou de produits toxiques. On ne l’appréhende qu’à travers des formules mathématiques, des calculs de seuils, des statistiques de probabilité, des mesures d’astrophysique. Autrement dit, de l’abstrait, du théorique, du conceptuel, du méningé, de l’abscons, de l’ésotérique, du vent quoi. On ne sait pas bien sur quel argument irréfutable défendre le développement durable. Pour sûr, la banquise et les ours polaires, il y a la télé, on les voit… Mais nous, Français, nous ne sommes responsables que d’un peu plus de un pour cent de la pollution de l’atmosphère. Alors quoi, que peut-on faire ? On veut nous faire peur, nous culpabiliser ? De quoi et pour qui ? Pour les « anti-tout » qui ont peur de leur ombre parce qu’elle fait de la croissance dès que le soleil quitte le zénith. Ou pour le big business qui pense encore que seul le surcroît de richesse assure le progrès social et espère vendre très cher l’antidote aux problèmes qu’il a lui-même créés, industrialiser les effets indésirables de l’industrialisation, transmuter le plomb de l’angoisse en or industriel, le creuset de la peur en pots catalytiques ? Ou encore nous berner par des solutions cosmétiques, vendre, à fort prix, des voitures censément propres dont l’électricité ne provient pas de pédaliers mais de la fission atomique. Aux cris des « anti-tout », attention aux scarabées, répond l’écho du big business : attention à l’emploi. Guerre de religion civilisationnelle ? Ayatollahs du vert contre apôtres du CAC40 ? PIB contre bien respirer ? Trop simple. On ne peut pas faire de l’industrie le bourreau et de la nature la victime, ou l’inverse, faire de la technique le progrès et de l’écologie l’éteignoir, en abstraction des conséquences sociales, politiques et culturelles des risques encourus de part et d’autre (Culture and Health, The Lancet Commission, Lancet 2014 ; 384 : 1067-39).
Définition des risques et des responsabilités
L’ampleur, l’urgence et l’existence des risques varient de fait en fonction des critères choisis pour les définir donc pour les imputer, des intérêts, conflictuels, à les confesser, surtout quand il s’agit de déterminer des causes, donc des responsabilités. Or le mode de production industrielle est si complexe qu’il est souvent impossible de cibler une seule cause. Est-ce l’agriculteur qui pollue les sols avec ses nitrates, la flore et la faune avec ses pesticides, ou le négociant qui lui colle ses produits, la réglementation européenne qui lui impose ses normes, les subventions qui lui servent de souteneur, ou les experts qui lui fixent des seuils ? D’ailleurs, quelle est la limite acceptable d’une intoxication ? Si tout le monde est responsable, personne n’est coupable. Et toujours plane la menace écologique. Car, si l’eau reste potable, il adviendra forcément un jour où les sous-sols défaillants de leur fonction de filtre, saturés de nitrates, dégorgeront en vrac leurs poisons dans la nappe phréatique. Mais tant que le risque n’est ni démontré ni admis, ni a fortiori réalisé, il est, dans le doute productiviste, volontiers nié. Pourtant le risque est bien réel, phréatique, climatique, il n’est encore que perçu, pressenti pour demain, fictif, construit, encore inexistant. Il donne longtemps le sentiment donquichottesque pour qui s’y oppose de se battre contre des moulins à vents. Jusqu’au jour où le pollueur prend conscience que les « risques induits latents », à cause des conséquences sociales, judiciaires et politiques, de la stigmatisation et des boycotts, des condamnations pénales, des malus, des pénalisations et des dédommagements, des honoraires d’avocats, le frappent au porte-monnaie et minent son industrie. Alors il vit son chemin de Damas et, au soleil de l’altermondialisme, il emboîte, avec l’énergie des catéchumènes, la danse sacrificielle des protecteurs de la nature. Feu Christophe de la Margerie en fut le prosélyte. Après le naufrage de l’Erika, Total s’est offert un lifting, une cure de chirurgie esthétique baba cool. On en voit bien les cicatrices, mais on a trop besoin du pétrole pour le brûler en place de Grève. Aujourd’hui, balle dans leur propre pied, les majors exigent une taxe carbone pour se purifier. A la COP21 la planète entière était là, seulement d’accord sur le lieu et le jour de la rencontre. Pour le reste, on promet sans contraindre. Ruse politique, coup de poker, course de dupe où le premier qui démarre en bridant sa croissance a perdu, ou bien sincère « crise de Cuba » écologique à développement durable ? Le Space Act américain qui autorise l’extraction dans l’espace des ressources minières permet d’en douter.
Média et perception du risque
Parce que, au fond, qu’en savent-ils du risque écologique, ces « responsables » politiques ? Ce que croit en connaître la science, ce qu’ont bien voulu leur en dévoiler leurs experts, ce que leur dictent leurs opinions publiques. Or entre la constatation d’un risque admis par la science, instrumentalisé par la politique, et l’appropriation de ce risque par une foule scientifiquement inculte, le fossé se creuse. Experts et profanes ne partagent pas les mêmes préoccupations. L’opinion, la foule, puise son information de deux sources dont elle se méfie pareillement : les médias et la « science ». Les films d’Al Gore et de Yann Arthus-Bertrand ont sensibilisé aux risques climatiques mieux que tous les rapports d’experts, mais ça c’est du cinéma, du travail d’artiste. Les médias, eux, n’ont pas plus accès à la connaissance scientifique, ni n’exercent à son endroit plus de capacité de critique, que la ménagère de cinquante ans qu’ils sont censés convaincre. On ignore qui choisit l’information, et qui met sur les risques l’accent ou la pédale douce. Comme par hasard le sentiment d’insécurité augmente avant les élections, la fièvre monte. On entend plus parler des voitures brûlées à la Saint-Sylvestre, on se rassure. Les drones survolent les centrales nucléaires, ça craint. Ce sont des jouets d’enfant, ils ne bombardent qu’en Irak, on dort mieux. Le cœur du réacteur nucléaire nous crame, le cœur implantable de Carmat nous réchauffe. Le clonage, le Belzébuth des noyaux, chevauche le cinquième cavalier de l’Apocalypse, le bébé-éprouvette et la greffe d’utérus font pleurer Margot dans les lucarnes. Jamais on ne commente dans les médias le fond, le revers des médailles télégéniques. L’info surfe sur l’écume des risques, la pédagogie n’est pas miscible dans l’audimat. Pourtant, magie du verbe et de l’image, la perception des risques reste presque totalement média dépendante, alors que des experts on se méfie.
Les experts, la science et le risque
Alors si les médias disent vrai, entendons les savants. Eh bien, pas mieux. D’abord on n’y comprend rien, ensuite ils nous jouent pareil du pipeau. Et du péremptoire encore. Leurs vérités révélées, « on va tous partir en vrille », ou au contraire « ne craignez rien on s’occupe de tout », ne reflètent que les tables de leurs lois qu’ils assènent sans vergogne. Qui oserait les contredire ? Justement aujourd’hui l’opinion citoyenne se rebiffe au nom de sa liberté de comprendre. Elle veut maintenant se mêler elle-même de démêler les écheveaux du risque. Les observatoires en tous genres, les contre-experts prolifèrent, et ils ne se privent pas d’invectiver. D’abord, des savants, pas deux ne sont d’accord, quand l’un dit blanc l’autre écrit noir. Le gouvernement du Canada décide de se retirer du protocole de Kyoto, la Pétition de l’Ontario no° 329 du 20 décembre 2011 l’en défie. Les malthusiens annoncent la fin du monde par surpopulation, alors même que par la baisse de la fertilité l’inversion de la pyramide des âges assurerait la transition démographique et un niveau étal de 9 milliards d’humains en 2050. Non seulement les savants se contredisent mais en plus ils se plantent, et ils nous trompent, ils nous enfument. Le rapport Rasmussen au milieu du siècle dernier donnait pour négligeable le risque nucléaire, moindre que celui de recevoir une météorite sur la tête. Curieusement le ton a changé après l’accident de Three Miles Island en 1979, et surtout après Tchernobyl et Fukushima. En 1974, René Dumont, lors de sa campagne présidentielle, la première d’un écolo, nous avait prédit, un verre à la main, qu’à la fin de son siècle nous n’aurions plus d’eau. Sous le pont Mirabeau coule toujours la Seine. Et nos amours, faut-il qu’il nous en souvienne : le risque du sida relevait du phantasme, les sommités médicales y avaient mis leur crédibilité sur les plateaux du trébuchet de l’opinion, inutile de chauffer les produits sanguins pour hémophiles. Patatras. Alors le poison s’est instillé aussi dans la tête des traqueurs de risques. Les experts nous mentent, on ne les croit plus. Car combien ont nié des risques par conflit d’intérêt. Pour les irradiés nucléaires, pour les risques chimiques, pour l’amiante, pour la vache folle, pour les prothèses mammaires, le sang contaminé, le Mediator, les pilules de troisième génération, les intérêts économiques étaient tels qu’ils interdisaient la divulgation de la vérité jusqu’aux limites du crime, jusqu’au scandale de trop, bien souvent homicide. Voilà pourquoi les définitions scientifiques du risque ne sont plus audibles. Elles ne peuvent plus, dans un contexte sociologique où règne la défiance voire le dénigrement, s’imposer comme un dogme au nom d’une rationalité désormais insuffisante. Finie l’Inquisition de la vérité rationnelle. « En vérité je te le dis, ta vérité je la mets cul par-dessus tête en un clin d’œil », ainsi parlait déjà Zarathoustra. Et d’ailleurs quelle vérité, quelle rationalité ? L’eschatologie et la recherche épistémologique ont changé de camp, le citoyen lambda enquête lui-même sur la fin de l’espèce et sur la fiabilité des sciences. Tenez, les rapports du GIEC, l’alpha et l’oméga de la future grillade : pour chaque poste étudié, le calcul est exprimé non pas par un chiffre, mais par une fourchette de risques soumise à des « si », en gros de 2° à 4° ou 6° d’ici à la fin du siècle. Incapable d’apporter des certitudes, la science limite ses ambitions à tracer les bornes de l’incertitude. Or quand c’est flou, y a un loup, quand il y a fourchette, il y a cachette. Le risque est une incertitude quantifiée dont les statistiques mesurent la probabilité d’occurrence. La statistique, climatique, n’est qu’une courbe de « gausse », une nébuleuse de points, un hasard sous cloche. D’ailleurs si à l’extérieur les savants semblent si sûrs d’eux, c’est qu’à l’intérieur de leur communauté ils doutent. Le doute scientifique constitue le fondement de leur vérité. Il n’y a pas de vérité en science, mais des vérités successives, toutes aussi éphémères. Elles se chassent l’une l’autre, parce que chacune d’elles n’est qu’une hypothèse dégradable que l’hypothèse suivante détruit, et c’est ainsi qu’avance la vérité, tant pour la science que pour les applications de la science. La vérité scientifique est conjecturale, un questionnement permanent. Ses triomphants points d’exclamation ne sont que des points d’interrogation jalonnés de longs points de suspension. La physique de Newton a été réfutée, concernant Einstein tout est devenu relatif, la théorie de Planck n’est plus quantique, le boson de Higgs ringardise Fermi… Conjecturale, la vérité scientifique est aussi conjoncturelle. Elle dépend du moment, des modes, des influences, de la terre et du climat avait déjà dit Montesquieu pour l’Esprit des Lois, elle se plie aux exigences et aux croyances de l’époque. On a incarcéré Avicenne qui prétendait que les maladies contagieuses ne sont pas une punition divine. On a brûlé Giordano Bruno pour son apologie de la doctrine hérétique de Copernic. Teilhard de Chardin, paléontologue, anthropologue, jésuite, a été mis à l’index parce que trop tôt et avant tout le monde il avait cru au Big Bang et à l’évolution des espèces. A la même époque le prix Nobel de médecine était attribué aux apôtres de l’eugénisme, Alexis Carrel puis Charles Richet, tandis que derrière Gaudineau, la vérité en anthropologie se soumettait aux idéologies racistes. Heureusement tout change. De même que l’on écrit plus pareil après Céline, que l’on ne peint plus pareil après Picasso, on ne croit plus avant comme après Ptolémée, avant comme après Galilée, avant comme après Darwin, avant comme après Pasteur, avant comme après Freud, alors on ne croira plus après comme avant la COP21.
Cette COP21 d’ailleurs réunit des politiques responsables de risques qu’ils n’ont pas voulus, qu’ils n’ont pas créés, qu’ils n’ont pas décrétés, et contre lesquels on exige maintenant qu’ils nous protègent, sans leur en donner vraiment les moyens. De plus les lobbies subpolitiques les marquent à la culotte. Le vrai patron, c’est la Mittal Steel Company. Alors chez nous les politiques se réfugient derrière la Constitution et le principe de précaution. En posant les conditions d’acceptabilité sociale du risque, le principe de précaution ouvre le parapluie de la frilosité. Il rouvre la plaie du besoin. Fini le nucléaire, on repasse au tout charbon, tant pis si on se gèle et si on crache ses poumons en attendant que la marée monte, que le soleil se lève et que le vent souffle dans les éoliennes. Finis, les OGM, tant pis pour les morts de faim du tiers-monde, finis, les gaz de schiste, tant pis pour les chômeurs, finies, les échelles pour la cueillette des fruits, des prunes pour les journaliers, finies, les prises de risque, tant pis pour la croissance, tant que la croissance verte n’est pas mûre.
Alors, finis aussi les politiques, tant pis pour les élus. On les conteste, on les conspue. Autorité régalienne de l’Etat décentralisé, le peuple aura ta peau. Les questions prioritaires de constitutionnalité ne lui suffisent plus. Il exige une démocratie participative, des référendums d’initiative populaire, des votations, qui lui permettront de se mettre au vert quand il voit rouge. On crée des class actions, des collectifs, contre les maires qui ont délivré les permis de construire en zones inondables, on se retourne contre Météo France qui n’aurait pas affiché la bonne couleur avant les inondations du Gard. A cause de sa perception singulière autant que visionnaire des risques naturels et industriels, l’écologie s’est installée comme mouvement politique. Sans doute pour économiser le carburant, elle n’a jamais décollé. Mais les Verts en colère, ça chauffe la moustache. On démonte les McDo, on fauche les OGM expérimentaux, on brise les portiques écotaxe. On fait barrage contre les retenues d’eau et on exige l’annulation de votes démocratiques qui dérangeraient les grenouilles. Et puis les lanceurs d’alerte se mettent à lancer des cocktails Molotov et des bouteilles d’acide contre les gendarmes pour sauver tout à la fois une zone humide et la planète, comme Rambo. Quand une poignée d’inspirés impose par la force ses utopies à la majorité, la liberté face aux risques ressemblerait plus au fascisme qu’à la démocratie. Surtout quand elle fait un martyr.
L’avenir de l’homme
Si la liberté à prendre des risques divise parfois avec violence, elle sait aussi prendre de la hauteur. Depuis le « Toit du Monde » Teilhard méditait sur L’avenir de l’Homme (Editions du Seuil, Paris, 1959). Il assurait que sous nos pieds, toutes menaces confondues, y compris l’évolution de la température, la terre porterait l’humanité pendant encore deux ou trois millions d’années. Il croyait au Christ mais pas aux miracles, aux prévisions mais pas aux prophéties. Dès le début des années vingt du siècle dernier, il prédisait qu’entre la géosphère, la lithosphère, la biosphère et, tout en haut, l’atmosphère, se déplisserait une sphère de conscience, la noosphère. Une sorte de tissu, de film, de plasma, de nappe sur laquelle se transmettrait, se transmettra, de façon instantanée, l’information. Ce serait la conscience, de plus en plus réflexive, que l’humanité aura d’elle-même. Sans rien pouvoir en connaître ni même en deviner, il décrivait une toile : le web. Aujourd’hui c’est fait : Internet, satellites de communication, aux lasers mesurant et localisant les sources de CO2, paraboles, réseaux sociaux, Skype, téléphones mobiles, ordinateurs surpuissants réagissant en une fraction de seconde aux mouvements des marchés, la noosphère nous couvre de son dôme. Tous les humains sont désormais indissolublement, instantanément, liés, l’humanité est une et elle en a conscience. La COP21 le démontre. « Au-dessus des individus, il y a l’humanité qui vit et se développe comme tout être organique, et qui, comme tout être organique, tend au parfait, à la plénitude de son être… Est venu le moment où elle a pris, comme l’individu, possession d’elle-même, où elle s’est reconnue, où elle s’est sentie comme unité vivante. » (Ernest Renan, l’Avenir de la Science, Calmann-Lévy, Paris, 1890). L’accord sur le climat réconcilie l’humanité avec les politiques. Elle se serre les coudes, ils se serrent la main. Alors la menace contre le développement durable n’est plus perçue seulement comme un risque. Vraie ou fausse, si elle unit les hommes, elle est aujourd’hui devenue une chance.
*Professeur Jacques Milliez
Membre de l’Académie nationale de Médecine
(1). Ce texte résulte de la communication faite au 14e Forum mondial du Développement Durable.