Toute politique a ses dommages collatéraux : dans les conséquences de la transition énergétique, on oublie trop qu’il faudra aussi indemniser les territoires qui bénéficient de la présence d’une infrastructure qui serait supprimée – barrage, centrale au charbon ou réacteur nucléaire.
Les changements climatiques concernent notre quotidien et leurs conséquences s’aggravent chaque année par la chaleur, la sécheresse, les phénomènes météorologiques exceptionnels… Tous nos pays et l’Union européenne doivent amplifier les actions pour contribuer aux objectifs de l’accord de Paris de 2016. Emmanuel Macron, quand il était candidat à la responsabilité présidentielle, en avait affirmé l’importance : il avait encouragé le « Manifeste pour Décarboner l’Europe[1] » lancé par The Shift Project, soutenu par nombre de chefs d’entreprise, de responsables politiques et de personnalités du monde académique et de la recherche. Il avait ajouté « J’ai été particulièrement sensible à la lecture de vos neuf propositions concrètes pour que l’Europe change d’ère. Fermeture des centrales à charbon, développement des véhicules propres, lancer enfin le grand chantier de rénovation des bâtiments publics, agriculture et forêts durables » : on est donc à tout le moins obligé de relire les propositions concernant l’électricité.
Bien sûr l’électricité est un vecteur énergétique plus que jamais dans l’actualité compte tenu de sa pertinence dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre (il suffit de penser aux potentialités de la digitalisation de nos sociétés et au développement des mobilités individuelles et collectives à bas carbone) : il n’en reste pas moins qu’en Europe la première des sources d’émission de gaz carbonique à réduire est la génération électrique. Cela nécessite de supprimer les centrales à charbon dans toute l’Europe. Cela concerne tous les pays et spécialement l’Allemagne et la Pologne. Un prix suffisant doit s’imposer aux émissions de gaz carbonique. C’est le sens des propositions françaises pour revoir le système européen de quota d’émissions en instituant un plancher d’au moins 30 €/tCO2. Il faudra y ajouter l’accès privilégié à des financements de long terme à faible taux et même à des subventions.
Si les propositions issues d’une rationalité physico-économique fournissent une plaidoirie solidement étayée, le « politiquement correct » incite malheureusement à l’occultation de pans entiers du sujet. Peu d’espoir d’aboutir en démocratie si les puissances publiques ignorent les préjudices entraînés par leurs nouvelles politiques. On sait en France ce que la fermeture des mines de charbon, pour des raisons de compétitivité et non d’impératif climatique, a coûté en accompagnements sociaux (départs anticipés, mutations, formation, etc.) et en soutiens aux territoires touchés.
En Europe, les outils que nous avons mis en place pour favoriser le développement des EnR électriques n’ont pas intégré la surcapacité qui se prolonge, surtout ici, depuis la crise de 2008 : ils aboutissent à des « prix de marché » des électricités non subventionnées inférieurs aux prix de revient d’à peu près tous les moyens de production et donc provoqueront rapidement des mises à l’arrêt, qu’elles soient souhaitées ou non. On connaît les débats vifs sur les indemnisations que les « utilités électriques » réclameront dans les différents pays européens et sur l’évolution des factures que doivent anticiper les ménages et les entreprises – débats encore en cours qui font courir le risque faire oublier une autre catégorie de préjudices, certes moins lourds et plus locaux mais très sensibles pour les intéressés : la suppression d’un barrage hydroélectrique, d’une centrale au charbon ou d’un réacteur nucléaire s’accompagne de vraies conséquences pour les collectivités, services publics, entreprises, agriculteurs et ménages qui tirent bénéfice de la présence depuis plusieurs décennies d’une infrastructure exposée à disparaître. On a déjà alerté sur le risque de négliger les victimes collatérales (cf. tribune de Ph Vesseron[2]) : plusieurs réactions imposent d’y revenir.
Certains nient la question : l’adaptation par disparitions et créations n’est-elle pas un moteur du progrès économique ? Et qui pouvait ignorer que la centrale et le lac n’étaient concédés que pour 40 et 75 ans ? Et la vraie cause de l’arrêt n’est-elle pas la chute du « prix de marché hors taxes », sans rapport avec la prévention du CO2 ? Mais, dès lors que les préjudices des territoires vont être réels, un gouvernement peut-il en équité refuser de les indemniser dans la politique climatique ?
Les effets négatifs peuvent-ils être quantifiés ex ante ? Pourtant plus simple, la question symétrique de l’évaluation des bénéfices indirects associés à un projet d’infrastructure est une difficulté classique de l’aménagement du territoire. Sur le seul sujet de l’emploi, l’INSEE compte pour Fessenheim 850 salariés d’EDF mais près de 5 000 personnes dont les revenus dépendent de la centrale ; d’autres ratios sont encore plus élevés : par exemple un lac de barrage hydroélectrique est une réserve d’eau et un atout touristique, fonctions dont le poids total peut être 20 ou 40 fois plus important que les emplois directs de la centrale ; de même, la qualité des services publics dans les communes concernées est un atout réel mais peu facile à mesurer. Pour avancer, ne peut-on utiliser le retour d’expérience des restructurations des industries de défense ou de la sidérurgie ? En tout cas, la difficulté de quantifier ne peut justifier que l’État oublie qu’il a la responsabilité d’éviter, réduire ou compenser ces préjudices.
On critique l’inflation des budgets publics consacrés à l’éolien et au solaire : reconnaître le besoin d’indemniser les « victimes collatérales » ne conduira-t-il pas dans la disette budgétaire actuelle à « raboter » le tout ? Peut-être mais le pire serait d’exposer le gouvernement à découvrir trop tard qu’il n’a pas prévu le financement des indemnisations impliquées par une suppression. Autant l’indemnisation d’EDF et d’UNIPER passera forcément par des contentieux longs, autant la réponse aux territoires ne peut-elle être différée.
Les suppressions, arrêts ou mises sous cocon, en cause sont largement le legs des époques des chocs pétroliers et de la réaction à Fukushima : dès lors, certains réclament leur remise en cause ou leur réactualisation et, tactique assez malheureuse, considèrent que demander l’indemnisation des dégâts indirects préjugerait l’échec de ce combat. Pourtant, y compris pour convaincre qu’une suppression serait un gâchis, il serait rationnel d’évaluer tous les préjudices potentiels sans négliger ceux des territoires : que la décision finale soit de conserver ou de supprimer, il faudra montrer que toutes les conséquences ont été loyalement prises en compte.
En conclusion, deux recommandations :
– Confirmer que les charges du service public de l’énergie ont vocation à indemniser sans manœuvre dilatoire les dommages directs et indirects en cause. Partisans ni adversaires d’une suppression n’ont intérêt à donner aux « victimes innocentes » le sentiment qu’elles ne sont pas défendues !
– Puisque la surcapacité joue ici le rôle essentiel, mobiliser vite toutes les pistes de substitution rentable de l’électricité à des énergies carbonées (digitalisation ; interconnexions et exportations ; train, tram, voiture, vélo, monoroue ; réindustrialisations…).
Et le tout en veillant à bien montrer le dessous de toutes les cartes tant les débats sur les coûts et les bénéfices ou la mauvaise identification des gagnants et des perdants font courir le risque d’abîmer le consensus dont bénéficie la protection du climat dans l’opinion française.
André-Jean Guérin et Philippe Vesseron
André-Jean Guérin est membre du Conseil d’administration de The Shift Project – Philippe Vesseron est Président d’honneur du BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières).
[1]. Le Manifeste pour décarboner l’Europe — 9 propositions pour que l’Europe change d’ère : http://decarbonizeurope.org — Également publié chez Odile Jacob sous le titre « Décarbonons ! »
[2]. Publiée sur Le Cercle Les Échos