Entretien avec Bernard Golse, Professeur de pédopsychiatrie à l’hôpital Necker – Enfants malades, auteur de plusieurs livres dont Mon combat pour les enfants autistes, 2013).
La période actuelle est précédée d’années de relations extrêmement difficiles et violentes entre les parents d’enfants autistes et les professionnels. C’est une problématique qui est mondiale et l’on est confronté à cette polémique très particulière autour de la prise en charge de l’autisme et plus particulièrement de la place de la psychanalyse dans cette prise en charge. C’est un mouvement complexe : au-delà des attaques contre la psychanalyse, il semble qu’il y a une attaque contre le soin psychique en général et peut-être même encore au-delà, contre les sciences humaines. Ces dernières ont beaucoup contribué à la renommée de l’Université française mais dans « la nouvelle gouvernance des universités », elles vont avoir beaucoup de mal à tirer leur épingle du jeu avec les « contrats d’objectifs » à court terme, à moyen terme, à long terme. La psychanalyse, qui compte parmi les sciences humaines, qu’a-t-elle à voir avec des objectifs à court terme ?
Vouloir chasser la psychanalyse de l’Université, c’est vraiment quelque chose d’une violence extrême. Je pense, en disant cela, à Monsieur Fasquelle, député ou maire d’une ville du Nord, qui veut supprimer l’enseignement de la psychanalyse à l’Université ; cette dernière résiste et veut défendre sa liberté d’enseigner ce qu’elle veut. Bref, cette guerre autour de l’autisme s’inscrit dans un contexte plus large.
Les étapes de l’histoire de l’autisme
Il y a eu plusieurs étapes en France dans le débat sur l’autisme, décrites dans le livre de Brigitte Chamak, qui dégage trois périodes principales :
De 1950 à 1970, l’autisme infantile, qui venait d’être repéré comme une difficulté spécifique par Léo Kanner, a vu la coopération la main dans la main des parents et des professionnels, luttant pour l’ouverture d’institutions pour la prise en charge de ces enfants autistes.
De 1970 à 1990, période de grande hostilité des parents envers la psychanalyse, en particulier contre Bruno Bettelheim, qui accusait les parents d’être à l’origine de l’autisme infantile, ce qui est un non-sens absolu.
De 1990 à maintenant, les parents sont hostiles à la place non seulement de la psychanalyse mais aussi de la psychiatrie et de la médecine, considérant que l’on ne doit pas parler de l’autisme comme d’une maladie mais comme un handicap qui appelle des méthodes éducatives et rééducatives et non pas des soins psychiatriques ou psychiques. Nous sommes dans cette période-là : dans certains congrès, on voit certains parents sursauter quand on parle de l’autisme comme d’une maladie, ce qui est une façon de dénier la souffrance des enfants. On peut comprendre l’attitude des parents car vivre avec un enfant autiste est un enfer : c’est terrible pour les parents de vivre avec un enfant qui se porte physiquement bien, qui donne l’impression qu’un rien suffirait pour que le regard se noue, que les émotions s’expriment, que le langage s’installe, et chaque fois que les parents s’approchent psychiquement de l’enfant, il y a un évitement, une non-reconnaissance. Tout ce que les autres enfants font naturellement : regarder, sourire, faire un câlin, est impossible avec les enfants autistes. C’est une frustration, un affront narcissique majeur pour les parents. Ces derniers cherchent des références qui mettent un peu ça de côté.
Mais ce qui est oublié c’est la souffrance des enfants ; probablement ils ne souffrent pas toute la journée ; être autiste cependant, c’est vivre des angoisses archaïques épouvantables, des éprouvés corporels, angoisses de chute sans fin, angoisses catastrophiques, angoisses de liquéfaction, de morcellement, de dispersion, de vidange. Et puis, sortir de l’autisme, c’est rencontrer un monde d’objets différents, animés ou inanimés, rencontre qui peut être vécue comme une menace.
On est dans un monde de souffrance.
Les parents ne veulent plus qu’on leur parle de cela, et depuis 1990, on parle de « troubles neuro-développementaux », de « troubles envahissants du développement », et aujourd’hui de « troubles du spectre autistique » et on finit par faire entrer dans cette rubrique des troubles extrêmement différents les uns des autres, ce qui gêne la recherche et la psychopathologie.
Je voudrais dire un mot de la psychopathologie.
Ce concept est un trésor qui doit être préservé car seul il nous permet de faire des choix psychothérapeutiques spécifiques de chaque enfant. La psychopathologie est encore enseignée dans les facultés de psychologie mais elle ne l’est pratiquement plus dans les facultés de médecine. Actuellement, on a une vision des troubles psychiatriques qui est tiraillée entre deux pôles très différents : soit il faudrait que tout soit endogène, génétique, que tout vienne du dedans (troubles neuro-développementaux), soit il faudrait que tout vienne de l’extérieur et soit lié à des traumatismes dans les sociétés. Le pari de la psychopathologie, c’est d’essayer d’intriquer les facteurs internes et les facteurs externes. Chaque enfant est différent avec son équipement interne, il rencontre des environnements différents, y compris le psychisme d’autrui.
En outre, le bébé humain est immature à sa naissance. Il naît inachevé, y compris son cerveau qui se construit à l’air libre. Chaque enfant est le produit de ses gènes mais aussi de son environnement.
Quant à la recherche, il ne faut pas oublier que la pédopsychiatrie est relativement jeune, qu’elle est encore dans une période qui classe les choses. Elle est purement descriptive, nous n’avons pas de caractérisation des causes. Tout d’un coup on nous dit : « Remettez tout dans le même sac. Cela s’appelle les troubles du spectre autistique. Vous avez un enfant sur cinquante qui est comme ça. » Cela gêne la recherche car les chercheurs ont besoin d’échantillons très homogènes, pour trouver une anomalie biologique.
Autre facteur de confusion : les grandes classifications internationales comme le DSM. On veut faire croire aux gens que la nature de ces classifications est la même pour la médecine physique et la médecine psychique. Ce qui est faux. Dans la médecine physique, il n’y a pas de zone de recouvrement entre le normal et le pathologique : quand quelqu’un a une leucémie, il l’a ou il ne l’a pas. Pour nous, dans la médecine psychique, nous avons cette question des variations de la normale : il y a des enfants qui vont tout à fait bien, il y a quelques enfants qui vont tout à fait mal, et entre les deux il y a tout un continuum entre le normal et le pathologique ; cela dépend où l’on met le curseur. Pour l’autisme, la question se pose : je ne crois pas du tout qu’il y a un enfant sur cinquante qui soit autiste, comme on veut nous le faire croire, mais chaque fois qu’il y a du vivant psychique, il y a une dimension autistique chez tout un chacun qui est normale.
Les lobbyings
Pourquoi en est-on arrivé à une situation où l’on nous demande de tout remélanger ? Je crois qu’il y a eu plusieurs lobbyings.
En 2012, c’était l’année de l’élection présidentielle et l’autisme a été déclaré grande cause nationale. J’étais contre car je savais qu’il n’y avait aucun consensus. Le lobbying fait que si on va voir les hommes politiques, on a plus de chance d’être entendu si on leur dit que la maladie touche un enfant sur cinquante plutôt que s’il s’agit d’une maladie rare qui touche un enfant sur deux mille cinq cents ou cinq mille. Pour moi, je considère – comme Kanner l’avait dit au début – que l’autisme strict est une maladie rare. A l’hôpital Necker, il y a un institut hospitalo-universitaire consacré aux maladies rares, et l’autisme typique y est pensé comme une maladie rare.
Il y a eu ensuite un lobbying mercantile : les méthodes rééducatives veulent se vendre plutôt à un enfant sur cinquante qu’à un enfant sur cinq mille.
Un lobbying médiatique enfin : dans les années 60-70-80, les journalistes étaient intéressés à une certaine complexité. C’étaient les années du structuralisme. Mais maintenant il y a une prime donnée aux causes simples et à l’audimat. Les parents qui se plaignent ont droit à cinq colonnes à la une alors que si on essaie de dire que ce n’est pas si simple, si on parle aux journalistes de recherches en cours, ce n’est pas repris. Il y a eu récemment une émission de télévision qui commençait en disant que la France a quarante ans de retard, que l’autisme est une maladie endogène comme s’il s’agissait d’un fait qui n’admettait aucune contestation. Penser que les troubles psychiques sont simples est une escroquerie de la pensée.
Actuellement les choses sont en train de rechanger. Le modèle le plus plausible est un modèle de soin plurifactoriel, c’est-à-dire que l’autisme est la résultante de plusieurs facteurs, facteurs internes génétiques et facteurs externes. Un exemple : dans les orphelinats des pays de l’Est découverts lors du changement de régime, on a vu que 100 % de ces enfants étaient carencés mais 30 % étaient autistes – ce qui est énorme – mais ce n’étaient pas 100 %. Dans cette situation expérimentale on s’aperçoit que ces enfants étaient tous déprimés, et les 30 % d’autistes étaient ceux qui avaient une certaine fragilité, probablement génétique. Autrement dit, ne s’autistise pas qui veut, il faut des prédispositions et en sus une carence extérieure.
Une thérapeutique pluridimensionnelle
A ces causes multifactorielles doit correspondre un dispositif thérapeutique pluridimensionnel pour essayer de passer par plusieurs portes d’entrée. Le traitement c’est d’abord la scolarisation, la loi de 2005 est loin d’être totalement appliquée. Il faut des classes à petits effectifs, des maîtres et des aides à la vie scolaire formés. En outre, la prise en charge revêt trois formes :
– une aide éducative ou comportementale ;
– une aide rééducative (orthophonie, psychomotricité) ;
– une aide psychothérapeutique qui n’est pas un luxe.
Contrairement à toutes les attaques qui ont eu lieu, il y a une place pour les psychothérapies et la psychanalyse. La CIPPA (Coordination internationale entre Psychothérapeutes Psychanalystes s’occupant de personnes avec Autisme) soutient que cette approche n’est pas là pour chercher la cause de l’autisme mais pour traiter la souffrance des enfants. Ces derniers ont mis en place des dispositifs de défense qui les gênent dans leur développement. Quand un enfant est en thérapie, tous ceux qui interviennent autour de lui s’en félicitent.
Quelque chose est à nouveau, semble-t-il, en train de changer dans le bon sens. Le troisième plan pour l’autisme qui avait été mis en place à la suite des recommandations de la Haute Autorité de Santé avait déclaré la psychanalyse « non consensuelle ». Elle vient de dire que la psychanalyse est recommandée dans le traitement de l’autisme avec les adultes ! Le troisième plan avait été décidé ; des crédits avaient été alloués et le Premier ministre s’est ému de voir que les deux tiers de l’argent n’avaient pas été investis. Il a créé un comité pour faire une enquête. François Hollande lui-même, lors de la conférence nationale sur le handicap, a dit qu’il fallait aller vers un apaisement et remettre en place la liberté de choix des parents.
Entre le troisième et le quatrième plan, il y a peut-être l’occasion de revenir à une certaine sagesse : liberté de choix des parents, liberté d’enseigner et de penser, et surtout traitement pluridimensionnel.
Je voulais dire aussi que les Centres Ressources Autisme ont été créés par Simone Weil en 1990 avec, alors, une vision très sage. Ils avaient essentiellement une mission d’observatoire pour que chaque région dispose d’institutions et d’équipements comparables. L’Etat – disait-elle – ne doit se mêler que des contenants de l’action. A cette époque, l’Etat ne voulait pas se mêler des contenus de l’action. Peu à peu, certains de ces centres sont devenus le bras armé de la Haute Autorité de Santé qui voulait imposer non seulement des contenants mais aussi des contenus d’action. Aucune autre discipline ne l’aurait accepté. Désormais, dans les ministères, on commence à tenir, enfin, un autre discours : le rôle de l’Etat n’est pas de choisir le mode d’action, ce qui est l’affaire des professionnels, mais de fournir un cadre d’action. J’ai décidé d’être optimiste et je pense que l’on est dans un moment d’espoir possible…
Quand je dis que l’autisme est une maladie rare, je n’oublie pas que la dimension autistique nous concerne tous. Qu’est-ce qu’être vivant psychiquement ? C’est être capable de percevoir les autres et soi-même comme différents, ce qui passe par la synchronie des sensorialités (audition, vue, etc.). L’enfant autiste n’arrive pas à faire cela. Pour pouvoir ressentir que vous et moi, cela fait deux, il faut que je puisse vous percevoir par plusieurs canaux sensoriels et cela se construit.
Chaque fois que le psychisme sait faire cela, il peut aussi défaire cela à certains moments, en particulier dans le cadre des pathologies dépressives. C’est une douleur, et pour éviter de revivre cela les sujets constituent une défense : ils effacent l’objet comme les enfants autistes. Cette potentialité autistique est propre au vivant.
Propos recueillis par Michelle Mayer