Nous commençons à peine à tirer les conséquences de l’Accord de Paris sur le climat élaboré fin 2015 au Bourget par la COP21: déjà ratifié notamment par les Etats-Unis et la Chine, il le sera très certainement dans les prochaines semaines par l’Union européenne et par de nombreux autres pays du Nord et du Sud. Le délai paraît bien long face à l’urgence mais il faut rappeler qu’il y a un an encore beaucoup avaient en tête l’échec de Copenhague en 2009 et n’anticipaient pas la convergence obtenue à Paris ! Nous allons donc tous devoir donner une forte priorité à la prévention des émissions de CO2 dans l’atmosphère alors que depuis 30 ans nous avions multiplié des objectifs parfois cohérents, parfois contradictoires, les pluies acides, la couche d’ozone, l’indépendance énergétique, la consommation et la pollution des véhicules urbains… Et il va nous falloir revoir nos paradigmes dans une période où il semble que les cours des énergies devraient rester durablement dans les zones où ils sont tombés depuis mi-2014, où au bout de 5 ans les leçons à tirer de Fukushima font l’objet d’un certain accord international, où la France tarde à sortir de la grande récession déclenchée par la crise des subprimes, où le chômage des jeunes et les délocalisations industrielles sont maintenant tout en haut de nos inquiétudes…
Additionnés aux bouleversements de la régulation européenne et aux reconstructions législatives et administratives engagées en France en 2008 après le Grenelle de l’environnement et après 2012 pour la transition énergétique, tous ces mouvements vont obliger à remettre à plat beaucoup de questions qu’on croyait traitées : quelles réponses dans le nouveau contexte ? Ainsi, bien que la décision de fermer Fessenheim ne soit pas consensuelle, chacun en tout cas reconnaît aujourd’hui qu’une condition de sa mise en œuvre sera d’indemniser EDF, les partenaires suisses et allemands et ceux qui subiraient des préjudices anormaux (personnels, sous-traitants, collectivités…) – mais que dire aux uns et aux autres au-delà du principe ?
Sans même aborder les autres dimensions, le montant de l’indemnisation d’EDF fait l’objet d’évaluations extrêmement disparates : quitte à irriter autant les partisans que les adversaires de la fermeture, peut-on tenter de contribuer à pacifier ce nouveau débat ?
Actuellement, un des risques majeurs dans les questions énergétiques en Europe serait que les ménages et/ou les entreprises pensent que les régulations, dérégulations et augmentations des factures auraient été déclenchées sans avoir de perspectives environnementales précises ni d’évaluations coûts/bénéfices robustes. L’objectif commun est la réduction des rejets de CO2, à quoi certains (essentiellement l’Allemagne) ajoutent « sortir du nucléaire » sans vraiment expliciter les convergences ou contradictions avec l’objectif de protection du climat. Mais l’explosion des cours des fossiles[1] jusque 2008 ou 2014 avait fait croire que n’importe quelle action de réduction de consommation serait vite rentabilisée, qu’on pouvait après 2014 conserver sans débat les conventions de calcul antérieures pour les véhicules ou les bâtiments, que la hausse des prix de toutes les énergies était inéluctable voire souhaitable, le « signal prix » devant amener tout à la fois efficacité, économie des ressources naturelles, maîtrise à coût nul du risque climatique…
Il y a dans tout cela beaucoup d’erreurs ! Les responsables politiques ne reprennent pas à leur compte ces souhaits d’augmentation des prix mais le résultat est largement incompréhensible pour les citoyens : du nord au sud de l’Europe, les producteurs d’électricité sont presque tous en péril, les « prix de gros » s’effondrent[2] mais les factures des ménages s’alourdissent, les importations de charbon remplacent le gaz et les rejets de CO2 augmentent ! Il faut reconstruire vite des éléments de compréhension : dans les débats sur le lait et les marchés agricoles , les Français voient bien qu’il y a des gagnants et des perdants – sur les questions d’approvisionnement en électricité, pour lesquelles les options devraient pourtant être plus simples à expliquer, les résultats sont en telle contradiction avec les objectifs initiaux qu’il devient urgent de dire ce qui résulte de la décroissance de la demande et ce qui provient des dérégulations décidées en Europe au moment des hausses du coût des importations, de préciser ce qui correspond à un coût transitoire d’adaptation, de clarifier nos similitudes et nos différences avec la Suède, la Grande-Bretagne, l’Allemagne… Penser faire l’économie d’une vraie transparence sur ces points mènerait à des difficultés graves, à Fessenheim et sur l’ensemble du système électrique et de sa régulation nationale et européenne. Le citoyen entend que « le prix de gros de l’électricité baisse lorsqu’il y a du vent ou du soleil » : comment lui expliquer que cette image est partielle…précisément au moment où il faut fixer la « valeur de Fessenheim » ?
Les autorités européennes et française ont entre les mains de nombreux leviers pour agir sur les caractéristiques de l’offre et de la demande, depuis la réglementation des bâtiments jusqu’au bonus-malus des voitures et aux Feed in Tariffs : les prix en découlent très directement. On a vu récemment le feu vert de Bruxelles[3] à une aide d’Etat allemande de 1,6 G€ pour la mise sous cocon pendant 4 ans de centrales électriques au lignite (2,7 GW au total) : pourquoi ne pas compléter notre arsenal pour réduire l’empreinte carbone en utilisant ce type de mécanisme pour des centrales qui fonctionnent au gaz ou sur du charbon importé, en Allemagne ou ici ? Notamment lorsqu’il y a un enjeu de sécurité d’approvisionnement, montrer que certaines actions doivent être réalisées bien qu’elles soient onéreuses vaudrait mieux que se reposer uniquement sur des interventions moins transparentes soutenant ou déprimant les « prix de marché ».
Bien sûr, chez nous, beaucoup de mécanismes permettent aussi de choisir presque librement de faire supporter un coût par le contribuable ou par les clients ou les actionnaires des électriciens, EDF ou ses concurrents, de mutualiser via la CSPE ou via les tarifs de raccordement de l’offshore, de bien utiliser les temporalités (amortissements, actifs dédiés, déchets…)… mais ces options modifient seulement le mode de financement de la dépense, pas son montant. Au demeurant, il ne faut pas oublier que la plupart de ces choix font l’objet de recours pour lesquels les intérêts en cause mobiliseront pendant des mois les meilleures compétences , techniciens, économistes ou avocats.
L’indemnisation de Fessenheim sera bien entendu un sujet de discussions et de procédures contentieuses en 2016 ou plus tard (quand faudra-t-il inscrire un montant dans la loi de finances ?) : on lit tous les chiffres entre – 5 et + 6 milliards d’euros ! Par ailleurs, sauf reprise de la croissance, les prix de marché vont un certain temps rester en Europe au-dessous de tous les « coûts complets » actuels de la production de l’électricité , à partir des renouvelables, du nucléaire, du gaz ou du charbon, la surcapacité ne pouvant de surcroît qu’être aggravée par la croissance des EnR : un débat trop conflictuel sur le montant de l’indemnisation de Fessenheim a toutes chances de dégénérer en contestation des soutiens publics aux EnR chères, comme le redoutent certaines entreprises de ce secteur. Il est classique pour pacifier de tels sujets de chercher des références externes, mais autant on peut trouver aisément des arguments pour les durées de fonctionnement d’un PWR (cf. USA, Suède…), autant il y a peu de repères récents pour les valorisations en Europe : les demandes des électriciens devant les tribunaux allemands ou devant le CIRDI sont loin d’être jugées ou arbitrées. Par ailleurs, se référer aux 115€/MWh d’Hinkley Point gênera aussi bien chez ceux qui réclament la fermeture de Fessenheim que chez ceux qui la combattent, l’opposition au projet britannique ayant mobilisé dans les deux camps, mais il me semble que ce nouvel élément apparaîtra forcément. A court terme, introduire dans le calcul une référence au « chiffrage des députés Goua et Mariton » est peut-être un moyen d’éviter des polémiques et débats contentieux trop ingérables[4]. Cela revient en gros à se référer à l’EBITDA de 2012-2013, période de la décision politique de fermeture… et période où les prix ne sont pas trop pollués par la décroissance de la demande, l’irruption des EnR et les accusations de concurrence faussée ou de vente à perte.
Pour lutter contre la surcapacité, il serait économiquement raisonnable de multiplier les initiatives pour valoriser cette électricité actuellement abondante et bon marché. Sans oublier de mobiliser les atouts du numérique et sans avoir honte de faire la promotion de ses utilisations via les pompes à chaleur ou dans l’industrie et les nouvelles mobilités mais aussi en développant l’exportation vers des pays comme la Grande-Bretagne, l’Espagne, la Suisse ou l’Italie où les prix seront durablement supérieurs aux nôtres. Chacun devrait en tout cas faire très attention à éviter l’accusation de refuser par dogmatisme les valorisations dans l’Hexagone ou par exportation de « notre » électricité au motif qu’elle est majoritairement d’origine nucléaire.
Bref, on ne voit vraiment pas qui pourrait prendre le risque de minorer le montant des différentes indemnisations liées à un arrêt de Fessenheim et d’aggraver la fragilité d’EDF au milieu du gué de l’opération essentielle de restructuration d’AREVA, de recapitalisation des deux entreprises et d’approbation par Bruxelles du financement du tout par l’Etat français. En tout cas, il n’est pas question de rêver que tout cela s’arrangera aisément (l’accord suédois de juin 2016 a nécessité une préparation longue et douloureuse) ni de penser pouvoir dire qu’on espère une hausse des prix qui donnerait un coup de main miraculeux pour sortir du piège… Pour les ménages ou les entreprises, la hausse des factures d’électricité est rarement une bonne nouvelle !
*Ingénieur Général des Mines (er)
Par Philippe Vesseron*
[1] Le pic de 140 dollars par baril a été atteint en 2008
[2] Sur le continent, ils fluctuent depuis 2 ans autour de 30€/MWh.
[3] State Aid SA.42536 – Germany Closure of German lignite-fired power plants.
[4] Une fermeture de Fessenheim en 2016 serait-elle rattachable aux décisions de 2007-2008 (Grenelle et paquet énergie climat), aux conventions de comptabilisation des énergies primaires, au paramétrage des feed in tariffs ou plus spécifiquement aux options de 2012 inscrites dans la loi du 17 août 2015 ? En tout cas, cette chronologie ne commande pas le choix des dates à retenir pour calculer les préjudices et manques à gagner.