Markus Lüpertz, peintre allemand contemporain, a été exposé au Musée d’Art moderne de la ville de Paris. Une découverte et une consécration.
Markus Lüpertz, peintre du miracle économique allemand, se dit lui-même « soldat de la peinture » : « Je travaille cinq, six ou sept heures par jour. » Dans le film de l’exposition qui lui était consacrée, on le voit attaquer à la hache ses sculptures de plâtre pour les rendre plus rugueuses. En effet son travail est rude, volontairement inachevé. Sudète, né en 1941, comme tous ceux de sa génération (Baselitz, Immendorf, Kieffer), il est marqué par le passé de l’Allemagne. La commissaire de l’exposition, qui veut démontrer que la peinture de Lüpertz est abstraite, remonte le temps, partant des œuvres de 2014-2015 jusqu’à 1960, comme l’écrit Eric Levesque. Pour ma part, je préfère suivre l’ordre chronologique de son travail.
Dès ses débuts, dans les années soixante, il « s’attache à une peinture froide sans contenu ». Dans une de ses premières séries, Dithyrambes, 1964, « il impose aux objets existants une construction », simplifiant les formes, grossissant les détails, « poussant l’objet vers sa monumentalité ». Il déréalise les objets choisis qui sont en outre d’une extrême banalité (toiles de tente, épis de blé, moule à gâteau). Sa technique, où le motif occupe les deux tiers de la toile, s’apparente à celle de la publicité. En outre il peint avec la technique de la détrempe (couleurs délayées avec un agglutinant, eau, colle, œuf) pour mieux égaliser les aplats de couleur, comme l’écrit Julia Garimorth. Les éléments, isolés de leur contexte conventionnel, deviennent abstraits ; Lüpertz dit : « Je ne ressentais pas l’abstrait comme opposé au figuratif, mais comme allant de soi autant qu’une table. Je voulais dans l’abstraction de ma conscience, créer des correspondances figuratives, dans un concept abstrait-figuratif. » C’est une façon de tenir le monde à distance, de le neutraliser.
À partir de 1977, son travail devient plus abstrait encore : « La forme est devenue le fond… le contenu. » En outre, il reprend de toile en toile les mêmes éléments et les recompose différemment, créant ainsi des séries. Par exemple, tout au long de son œuvre jusqu’à aujourd’hui, les souvenirs du nazisme sont présents : casques d’acier, casquettes d’officiers de la Wehrmacht, vestes d’uniformes. Il en fait des signes à la fois neutres et oppressants qui s’imposent par leur présence étrange, inattendue, comme une épée de Damoclès. Il y a quelque chose de dramatique qui plane ; pour ces Allemands de l’après-nazisme, quelque chose est cassé. Nous en reparlerons.
Même dans la période suivante, après 1980, où il s’inspire des œuvres du passé, celle de Poussin, de Goya, il part de la reproduction plus que de la toile elle-même : « Ce n’est pas la peinture qui me stimule, c’est davantage la reproduction du tableau peint, sa disponibilité. Je peux manipuler l’œuvre d’art, la défigurer. Une telle utilisabilité augmente encore la stimulation ludique et le degré d’abstraction. » Quand il s’inspire des tableaux préexistants, on reconnaît souvent la source. Ainsi Exécution, 1992 – toile frappante – est inspirée du 3 de Mayo de Goya : les soldats qui fusillent sont casqués et le mouvement des corps jaillit en grands coups de pinceau. Par contre, ses toiles issues de Poussin sont pour certaines totalement abstraites : Adam et Eve sont réduits à deux bras et une jambe, une scène désarticulée. Parfois, au contraire, il insère une scène de théâtre où figurent les personnages entre deux morceaux non figuratifs.
C’est vers 1980 qu’il crée ses premières sculptures. Il écrira plus tard : « Par les sculptures que je me suis mis à créer, J’ai dépeuplé mes tableaux, Lâchant ces figurations dans la réalité. »
« Dépeupler ses tableaux », qu’est-ce à dire ? « La sculpture, écrit Pierre Watt, sert à mettre la peinture en échec », elle est « destinée à mettre à mal sa tentative de viser la perfection ». La perfection, la pureté, Lüpertz n’en veut pas ; il veut un art impur, dépassable, comme notre monde. En outre « dépeupler » vient de peuple « Volk », dit Julia Garimorth. « Quitter la communauté, quitter le peuple est une tentation constante de l’espace culturel germanique depuis le XIXe siècle et la constitution de l’idéologie allemande de la nation. » Ses sculptures, « à la surface crevassée, fendue, faite de ruptures et de failles », « montrent de quelle relation agressive avec le passé, cette œuvre est le fruit ».
En 2004-2005, Lüpertz peint Nus de dos, corps d’hommes rectilignes, quasi rectangulaires, sans têtes, bras déconnectés du corps, jambes coupées aux mollets, (parfois les pieds sont à côté du corps), avec à la place de la tête une casquette d’officier de la Wehrmacht, une pelle, un oiseau. Ce sont des corps puissants, tracés à grands coups de pinceau, grandes taches de couleur verticales avec peu de nuances qui s’imposent à nous.
« Plus j’avance en peinture, plus je vise la destruction de l’achèvement. » Rodin, auquel Lüpertz se réfère, connaissait bien le charme de l’inachèvement. Mais pour Lüpertz, les constructions sont « conçues comme étant en ruine avant même d’être édifiées », écrit-il. « La ruine inversée » est le point de départ, à partir du passé, d’une constante recherche. Dans cette période « postnazie », la ruine domine ; l’Allemagne en miettes en est sortie brisée… Lüpertz « joue » avec les éléments de ce passé qui le hantent – il emploie le terme de « ludique », ce qui nous surprend –, c’est sa façon de tenir, lui qui est plongé dans la noirceur et le poids des temps obscurs.
Ses œuvres des dernières années – la série Arcadies 2012 jusqu’à aujourd’hui – représentent, placés côte à côte, des nus de femmes, des torses d’hommes assis dans une barque, qui voisinent avec des ébauches de chevaux courant à l’horizon, des casques d’acier et des coquilles d’escargot. Le peintre dit que, s’il y avait un -isme applicable à son travail, ce serait le « fragmentarisme ». Il s’agit donc d’un monde éclaté, dramatique, mais aussi d’un monde ouvert au changement.
Citons-le pour terminer à propos de ses sculptures badigeonnées de peinture : « La hache, la hache, le beau bourreau, la force immédiate, quand le plâtre recule, quand il pleure, se rompt et que le squelette apparaît… quand on blesse dans l’espoir de perfection, alors on voit la lumière et on sait continuer. » N’y a-t-il pas chez cet homme un certain goût de détruire, une brutalité qui, à la fois, nous heurte et nous réveille ?
Michelle Mayer