Polémique, revendications, aujourd’hui encore la prostitution est une véritable bannière sociale. Tandis que l’Europe débat encore sur « la lutte contre le système prostitutionnel », le musée d’Orsay lui consacre une exposition inédite, portrait social d’un grand sujet d’inspiration artistique. Avec une fréquentation de près de 420 000 visiteurs, retour sur Splendeurs et misères, images de la prostitution 1850-1910, l’exposition phare de l’année 2015.
Après l’avènement du nu masculin (Masculin/Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours, en 2013) et celui de l’empire sadique de la littérature (Sade, attaquer le soleil, en 2014[1]), on le sait, à chaque rentrée le musée d’Orsay nous réserve une surprise de taille à inaugurer. Un sujet un brin tapageur, une pincée d’œuvres-stars, une bonne dose de décor théâtral : l’essentiel de la recette du succès. En théorie, la formule pourrait s’essouffler, à craindre une exposition-spectacle trop ronflante. En pratique, c’est une véritable pyramide de l’excellence et, tandis que le spectateur se perd dans les velours rouge des salles, l’on se demande : comment faire mieux encore l’année prochaine ?
C’est l’exposition la plus sulfureuse en 2015, mais aussi la plus intelligente : elle révèle toute l’hypocrisie d’un XIXe siècle corsetant la femme jusqu’à l’étouffement dans un cadre social la pavanant au statut d’accessoire, mais dont les rues affichent sans pudeur ces mêmes corps à la vente. C’est ce siècle antinomique qui fascine Guy Cogeval – à la tête du musée impressionniste –, une époque entre modernité et puritanisme, un face-à-face à couteaux tirés entre les idéaux académiques et la verve des refusés. Le thème de la prostitution révèle ces mêmes antagonismes : tantôt ambiguïté bourgeoise, splendeur mythologique, réalité sanitaire et loisir sulfureux, la figure de la fille de joie traverse toutes les couches sociales pour devenir la muse numéro un des artistes. Le modèle le plus aisé, fascinant et révélateur de toute l’histoire de l’art.
« Splendeurs et misères, images de la prostitution, 1850-1910 », si le musée d’Orsay choisit la définition d’un thème aussi large, c’est qu’il révèle une réalité criante de l’époque : cafés, restaurants, ruelles, opéras, bals, cabarets, théâtres, maisons closes… la prostitution est partout, à chaque coin de rue, elle croise le regard de tous : artistes, intellectuels, politiques, hommes, femmes… et relève à qui le voudra son jupon duquel dépasse une cuisse généreuse, celle du plaisir monnayable à portée de main. Mais attention, le plus vieux métier du monde a plusieurs visages.
Le dédale de ce portrait du vieux siècle s’entame par une porte dérobée, dans une procession feutrée de sombre velours rouge ouvrant la rencontre avec une première Vénus : la fille de joie des lieux publics. Au milieu de la foule, sur le bord d’un trottoir ou encore simple blanchisseuse, à l’heure où toute forme de racolage en public est légalement proscrite, la courtisane ne se distingue que par des codes précis : un jupon relevé, un sourire discret, un regard appuyé. Les premières salles de l’exposition dévoilent une prostitution présupposée le jour, totalement assumée la nuit. Paris : capitale éclairée des plaisirs nocturnes. Opéra, théâtre, cabaret, la ville ne manque pas de rendez-vous mondains où les mœurs se débrident sans concession. C’est sans doute ce milieu que les peintres représentent le mieux : clients comme tout autre, ils reconstruisent, de mémoire, une version plus fantasmée encore de ce défilé de corsets et de redingotes. Parmi les plus renommés de cette touche : Manet, Degas, Toulouse-Lautrec, Félicien Rops, et tant d’autres. Avec ces premières salles, ce sont déjà deux styles de prostitution qui sont dépeints : racolage subtil, dissimulé sous une voilette de tulle (Louis Anquetin, Femme sur les Champs-Elysées la nuit, 1891) ou totalement assumé (Bal masqué à l’opéra, Manet 1873).
De tous les milieux, du second Empire à la IIIe République, il est clair que la société française proclame la prostitution comme un élément de l’ordre social parmi d’autres. Et si l’on y rattache une image de luxure, d’opulence et d’hédonisme, elle est aussi le reflet d’une réalité sociale. C’est là toute la force de l’exposition d’Orsay : le musée ne s’arrête pas à la frivolité du sujet. Très tôt dans le parcours, deux tableaux consacrés à la postérité délivrent ce message[2] : la jeune femme vénale se retrouve attablée dans un bar, seule face à un verre d’alcool, entourée d’un nuage de fumée. La messe est dite.
Après un changement de décor, l’exposition rentre dans l’intimité des maisons closes, la Mère Grégoire[3], la main lourdement posée sur son registre, invite le spectateur à découvrir l’intimité de ces « halles aux filles ». Nous comprenons très vite que les bordels représentent un laboratoire de recherche fabuleux pour les artistes du siècle. S’habillant ou se rhabillant, s’accordant la pause d’une cigarette, discutant soies et jupons ou à la toilette, la prostituée est un modèle ancré dans la vérité du monde accessible. A ceci près que ces femmes dégagent l’aura du réel, en deçà de toute pudeur candide. La réalité d’un véritable commerce loin de la pure délectation picturale. Une exploitation usant d’objets dérivés qui nous sont présentés à l’intérieur de banquettes centrales dans les salles de l’exposition : cartes de visite, préservatifs, jeu de dés, plumeaux et accessoires en tout genre, une documentation qui fait sourire. Ponctuant le parcours, des salles d’images interdites montrent le développement de la pornographie grâce à la photographie et le cinéma. La modernité au service du plus vieux métier du monde.
Fantasmes déplacés ? L’image de la prostitution finit par interroger l’ordre moral. Des archives de police montrant des arrestations sauvages, les « registres des pédérastes et des galantes » de la redoutable prison de Saint-Lazare, ou encore des cires anatomiques de syphilitiques dressent le tableau d’un véritable fléau social. Au-delà de revendications religieuses, c’est l’image d’une France paupérisée. L’aristocratie, elle, n’a que faire de cette substance du réel. Elle est reine du vice et les grandes cocottes, ces courtisanes bourgeoises d’hôtels particuliers parisiens, se font portraiturer provocantes, drapées de soies et de pierres fines, au milieu de leurs riches mobiliers. Marquises, demi-mondaines, véritables femmes d’affaires, elles dévisagent de front le spectateur, assumant leur statut et offrant leur corps à la postérité. Allongée sur un divan, l’Olympia[4] ne se couvre que d’un ruban en ras de cou et d’un chat noir à ses pieds, la queue relevée, symbole d’une présence masculine. Provocation pudibonde ? Même le lit de la marquise de Païva s’expose, les draps froissés, deux siècles plus tard après la rencontre d’un rendez-vous. Leur prostitution est un plaisir et leurs vices semblent sans tabou, comme le prouve la pièce la plus insolite de l’exposition : un fauteuil d’amour[5], qui aurait appartenu à Edouard VII, roi d’Angleterre. Inspirant les plus grands écrivains[6], ces femmes exercent une grande fascination, encensées par la presse, poussant le vice même à ce que les petites filles du XIXe siècle les envient, rêvant de leurs toilettes somptueuses.
La prostitution, au musée d’Orsay, se joue de plusieurs cartes. Et, c’est enfin sur cette part allégorique que se termine l’exposition. A travers les figures de Marie Madeleine repentante, Corinthe, la Marchande d’amour… c’est un feu d’artifice sans égal de la modernité qui s’exprime pour apposer un point final à cette grande démonstration. Picasso, Edvard Munch, Frantisek Kupka, Kees Van Dogen, Maurice de Vlaminck, les plus grandes figures de l’art moderne rivalisent de couleurs éclatantes avec le rouge sang des cimaises. C’est ici que se révèle la maîtrise scénographique de l’institution : réunissant 410 œuvres et plus de 17 tons de rouges différents, l’exposition fait la transition subtile entre la Belle Epoque et le siècle moderne, annonçant le festival de tous les courants artistiques et sociaux à venir : impressionnisme, fauvisme, cubisme, futurisme, expressionisme, surréalisme. L’allégorie courtisane au service d’un art plus scandaleux encore est à venir, dans toute la saveur du siècle qui verra les plus grandes révolutions sociales, le tout dans l’écrin raffiné d’un art de vivre « à la française » dont on ne ressort pas indemne.
« Il se trouve en cette idée de la prostitution, un point d’intersection si complexe, luxure, amertume, néant des rapports humains, frénésie du muscle et sonnement d’or, qu’en y regardant au fond le vertige vient, et on apprend là tant de choses ! Et on est si triste ! Et on rêve si bien d’amour. »
Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 1er juin 1853.
« Splendeurs et Misères. Images de la prostitution 1850-1910. », Exposition du 22 septembre 2015 au 26 janvier 2016, musée d’Orsay.
Aurélie Caillard
[1] Voir : Aurélie Caillard, « Les 120 toiles du marquis de Sade, nébuleuse d’une exposition du désir », dans Passages n° 181, p. 72.
[2] Edgar Degas, Dans un café, dit aussi L’absinthe 1873. Edouard Manet, La Prune 1878.
[3] Gustave Courbet, La Mère Grégoire, 1855.
[4] Edouard Manet, Olympia, 1964.
[5] Fauteuil d’amour, Maison Sourbier 1890.
[6] Emile Zola, Nana (1880) ; Victor Hugo, Les Misérables (1862) ; Alexandre Dumas, La Dame aux camélias ( ) ; Balzac, La cousine Bette (1976) ; Joris-Karl Huysmans, Marthe, histoire d’une fille (1876) ; Guy de Maupasssant, Boule de suif, Mademoiselle Fifi (1880), etc.