Laura de Coninck, artiste-peintre flamande et journaliste, diplômée en arts plastiques et art olfactif, apporte régulièrement un éclairage esthétique, psychologique, socio-économique et artistique sur la mode et le luxe dans la revue Passages. Il s’agit ici de sa première chronique sur les parfums qui met l’accent sur l’intime de la vie, son ressenti social et la recherche d’accomplissement.
Le tabou de l’odeur corporelle
Depuis toujours, les êtres humains consacrent du temps et de l’énergie à soigner leur apparence extérieure. Les Romains le faisaient déjà tout comme nous, mais ils disposaient bien sûr de beaucoup moins de moyens. Aujourd’hui, les imperfections peuvent être gommées par de la chirurgie, des filtres, des couches de fond de teint invisible et des nuages de déodorant. Un tabou frappe des choses aussi élémentaires que l’odeur de notre propre corps. La plupart des gens font la grimace rien qu’en entendant le mot « odeur corporelle », alors qu’ils entretiennent en fait un lien étroit avec celle-ci. Cette odeur est même carrément cruciale pour notre identité. C’est seulement lorsque nous perdons le sens de l’odorat que nous nous rendons compte à quel point nous tenons à cette odeur originelle, que nous retrouvons d’ailleurs chez nos parents et nos enfants. L’odeur de transpiration divulgue tout le code génétique d’une personne et joue un rôle déterminant dans le choix d’un partenaire. Inconsciemment, votre partenaire peut en déduire si, ensemble, vous produirez une descendance en bonne santé. Pourtant, certaines femmes se font injecter du botox dans les aisselles. Ou elles recourent à de coûteux traitements au laser pour éliminer leurs glandes apocrines, responsables de l’odeur de transpiration. Au Canada, on a récemment découvert un dérivé de la chlorophylle qui neutralise toutes les odeurs corporelles possibles et imaginables. Pour les personnes ayant des problèmes de mauvaise haleine, ce peut être une solution, mais qui soulève néanmoins une question essentielle : que reste-t-il de notre identité si nous n’avons plus d’odeur pour communiquer ? Si les êtres humains ne sentent plus désormais que la lavande, le jasmin ou la rose ?
L’art du parfum
La plupart des femmes (56 % en France) déclarent utiliser le parfum pour se forger une nouvelle identité. Le parfum est pour elles un moyen de se transformer en la femme séduisante qu’elles veulent être. Il leur confère un pouvoir d’attraction qui les rend visibles aux yeux d’autrui – ou plutôt perceptibles par l’odorat d’autrui –, comme l’explique Arnaud Guggenbuhl, directeur marketing Fragrance de l’entreprise de parfum la plus célèbre au monde, Givaudan. Qu’en est-il des 44 % restants ? Givaudan a voulu connaître leur opinion. Ces femmes disent considérer le parfum comme quelque chose d’intime, un moyen d’expression en accord avec elles-mêmes. Des parfumeries de niche visaient ce public depuis un certain temps en proposant un univers olfactif plus intime, doublé d’une approche plus personnelle. Sur le gigantesque marché qu’est la Chine, la préférence est également donnée aux parfums qui soulignent simplement les différences entre les personnes et extériorisent en douceur, par la voie olfactive, la personnalité individuelle. Le parfum exprime qui sont ces femmes. Dans un certain sens, il y a ici une contradiction entre intimité et désir de partager celle-ci avec le monde extérieur.
Extimité
Lacan utilisait le terme « extimité » pour décrire ce phénomène. D’après lui, nous éprouvons le besoin d’exprimer l’intime parce qu’il est notre authenticité. Une assertion qui explique du même coup le succès foudroyant des réseaux sociaux. Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin d’authenticité en réaction contre les fake news, les filtres sur les réseaux sociaux et les Kendall Jenner de ce monde. Les parfumeurs de Givaudan ont donc reçu pour mission de travailler sur cette donnée. On leur a demandé de créer des fragrances intimes à partir de leurs données ultra-personnelles telles que les souvenirs, l’amour-propre, l’aura, l’odeur de la peau, la transcendance. Ces parfums s’adressent au consommateur qui recherche un parfum fluide et aérien.
Le juste milieu, donc
Un nouveau vent olfactif souffle peu à peu sur nos parfumeries. Bien sûr, il existait déjà des parfums plus subtils et plus personnels, comme les parfums Musc de Narciso Rodriguez ou même « Glow by J Lo », mais il faut un indispensable contrepoids aux tout derniers parfums à succès faisant usage de molécules super-puissantes. Un parfum doit sublimer et non masquer l’odeur personnelle. Il ne doit pas gommer votre identité, mais au contraire la souligner. Les premières amorces de cette nouvelle tendance plus personnelle sont appréciées, comme le démontre le succès des premières créations jouant la carte de l’extimité, notamment Pure Musc de Sonia Constant. Et c’est ainsi que le « nude » et le « no make-up look » font leur entrée dans l’univers des parfums. Au cours d’une expérience innovante réalisée par Givaudan, on a demandé à des hommes de déterminer, à partir de T-shirts déjà portés, quelle partenaire ils aimeraient rencontrer. La plupart ont préféré un T-shirt imprégné d’une odeur d’extimité aux parfums commerciaux plus prononcés et plus puissants des autres T-shirts. En humant cette odeur, ils s’imaginaient une personne joyeuse, chaleu[1]reuse et spontanée ; une personne qui ne se livre pas complètement tout de suite, ce qui est plutôt excitant ; une personne qu’ils avaient envie d’apprendre à connaître.
Corona
La crise du coronavirus réclame en tout cas une nouvelle approche. Aujourd’hui, lorsque vous sentez le parfum de quelqu’un, une sonnette d’alarme résonne dans votre tête : cette personne est trop près de vous. Peut-être ne serons-nous plus désormais disposés à partager une odeur qu’avec nos intimes. Peut-être sentir l’odeur de quelqu’un deviendra-t-il une sorte de privilège, une affaire personnelle. Qui sait…
Laura de Coninck, artiste-peintre flamande et journaliste, diplômée en arts plastiques et art olfactif