Lorsqu’en juin 1960 Jean-Marcel Jeanneney, alors ministre du Général de Gaulle, monta à la tribune du Sénat pour annoncer la fermeture programmée des mines de charbon en France, c’était pour expliquer qu’il fallait remplacer une énergie nationale coûteuse et subventionnée par du pétrole importé bon marché pour produire notre électricité, le charbon représentant alors, avec l’hydraulique, le principal combustible de la production électrique en France. Lorsqu’en mars 1974 le Gouvernement de Pierre Messmer décréta l’accélération du programme électronucléaire français, c’était pour remplacer une énergie importée devenue coûteuse, suite au choc pétrolier de 1973, à une époque où une large proportion de l’électricité française était faite avec du fioul, par une énergie nationale dont la compétitivité était alors assurée mais qui ne couvrait à cette époque que 8 % de la production d’électricité. Lorsque la loi de « transition énergétique pour une croissance verte » votée en 2015 prévoit de réduire la part du nucléaire à 50 % de la production d’électricité à l’horizon 2025 contre à peu près 75 % aujourd’hui, les motivations ne sont pas d’ordre économique : le kWh produit par les 58 réacteurs en fonctionnement coûte moins cher que celui produit par les énergies renouvelables subventionnées (éolien et photovoltaïque) et il n’émet pas plus de CO2 que ces énergies. C’est donc un choix purement politique. Certes le nucléaire fait face à des difficultés un peu partout dans le monde mais arrêter des centrales qui marchent serait coûteux pour l’économie française, d’autant que les atouts de cette énergie sont loin d’être négligeables dans un contexte de lutte contre le réchauffement climatique.
Le nucléaire face à des difficultés ?
Le bas prix international des énergies fossiles, pétrole, gaz naturel mais aussi charbon, n’incite pas à fermer les centrales thermiques classiques et cela compromet la pénétration du nucléaire et même celle des renouvelables dans les bilans électriques. On le voit aux États-Unis où le gaz de schiste remplace le charbon et a stoppé la relance du nucléaire, et en Allemagne où les centrales fonctionnant au lignite et au charbon fournissent encore 40 % de la production d’électricité. Le bas prix du CO2 sur le marché européen des quotas (de l’ordre de 5 euros par tonne) n’incite pas non plus à fermer les centrales les plus polluantes, en particulier les centrales à charbon.
Le maintien de prix d’achat garantis (feed-in tariffs) très rémunérateurs au profit des énergies renouvelables un peu partout en Europe, et notamment en France, a fait chuter le prix de l’électricité sur les marchés de gros puisque cette électricité, rémunérée hors marché et injectée à coût marginal nul sur le spot, accentue la surcapacité électrique dans un contexte où la demande d’électricité est atone. Du coup cela fragilise les Utilities européennes (EDF, Engie, RWE, Eon, Vattenfall, etc) qui ne disposent plus des ressources financières pour amortir leur parc ou investir dans de nouveaux réacteurs. Le consommateur final ne profite pas nécessairement de ce bas prix spot du kWh puisqu’il lui faut payer le surcoût correspondant à la différence entre le prix garanti et le prix du marché (CSPE). Une étude du CREDEN1 a montré que le manque à gagner pour EDF, du fait de cette chute des prix « spot » induite par l’injection massive d’électricité renouvelable, pouvait être estimé pour 2015 à près de 3,9 milliards d’euros.
Il est vrai que dans le même temps le coût croissant du kWh produit par les nouveaux réacteurs nucléaires (l’EPR mais aussi l’AP1000 américain), du fait de contraintes de plus en plus fortes liées à la sûreté et à un effet d’apprentissage plus problématique que prévu, est de nature à mettre en péril la compétitivité du nucléaire futur, d’autant que le coût des renouvelables ne cesse de baisser au fur et à mesure que les investissements dans ce secteur s’accroissent ; le coût de production anticipé du kWh de Flamanville (environ 9 centimes d’euros contre 3 à 4 centimes pour le kWh des réacteurs PWR en activité) est aujourd’hui supérieur au prix de revient de grandes installations éoliennes on shore, même si l’on peut penser que des économies d’échelle le feront baisser demain comme ce fut le cas pour les renouvelables.
Réduire la part du nucléaire serait coûteux pour l’économie française
Passer de 75 % à 50 % de nucléaire à l’horizon 2025 revient à fermer entre 17 et 20 réacteurs, comme l’ont confirmé le Rapport « Energies 2050 »2 remis en février 2012 au Gouvernement ou divers rapports de la Cour des Comptes publiés depuis. C’est d’ailleurs techniquement difficile voire impossible en si peu de temps si l’on veut respecter la procédure complexe de mise à l’arrêt des réacteurs. C’est un manque à gagner net pour l’opérateur (EDF) qui sera en droit de demander une indemnisation à l’État. Notons qu’en Allemagne la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a confirmé que, si l’État était dans son droit régalien d’exiger la fermeture de réacteurs nucléaires, il avait en contrepartie l’obligation d’indemniser les propriétaires des centrales, ce que la Cour européenne a confirmé. Si l’on introduit dans le calcul les « coûts sociaux » liés à la fermeture d’un site (pertes d’emplois, pertes de recettes fiscales pour les collectivités territoriales, impacts sur le tissu économique local) le coût de sortie risque d’être très élevé.
Comme les énergies renouvelables ne pourront pas remplacer instantanément et totalement la perte de production du nucléaire, du fait notamment de leur intermittence et en attendant des moyens de stockage performants, il faudra prévoir des centrales à gaz comme « back-up » pour passer la pointe électrique et cela sera coûteux. Les émissions de gaz à effet de serre augmenteront, comme ce fut le cas au dernier trimestre 2016 en France lorsque quinze réacteurs furent à l’arrêt à la demande de l’ASN. La part du nucléaire a chuté de 76 % en 2015 à 72 % en 2016 et celle du thermique classique (gaz et charbon) est passée de 5 % à 9 %, entrainant mécaniquement un accroissement des émissions de CO2.
Rappelons quand même que l’ASN peut fort bien ne pas autoriser la prolongation de certains réacteurs au-delà de 40 ans, pour des motifs liés à la sûreté, et que l’opérateur EDF peut aussi décider de ne pas prolonger tous ses réacteurs, pour des raisons financières notamment. Du coup la part du nucléaire pourrait baisser, surtout si, dans le même temps, la demande d’électricité se remet à croître, du fait des besoins nouveaux liés au développement du véhicule électrique. Mais ce sera dans ce cas pour des raisons technico-économiques et non pas pour un motif politique.
Les atouts du nucléaire dans la transition énergétique
Le principal atout demeure le caractère « décarboné » du kWh nucléaire et c’est important si l’on considère que la priorité doit être donnée à la lutte contre le réchauffement climatique. Le citoyen français émet en moyenne 4,3 tonnes de CO2 par an (chiffres 2015) contre 6,3 pour un Anglais et 8,9 pour un Allemand et il le doit principalement à la filière électrique qui a émis 39 millions de tonnes de CO2 en 2015 contre 163 au Royaume-Uni et 332 en Allemagne (chiffres AIE). Le nucléaire permet en outre au consommateur domestique français de bénéficier d’un prix du kWh sensiblement inférieur à ce que l’on observe dans le reste de l’Union européenne, en Allemagne tout spécialement. Le choix nucléaire a permis à la France de retrouver un taux satisfaisant d’indépendance énergétique (environ 50 % du bilan primaire) ; rappelons que la France importe la totalité du pétrole, du gaz et du charbon qu’elle consomme. Mais surtout le nucléaire demeure une énergie avec un fort potentiel d’innovations technologiques. La technologie nucléaire n’est pas figée et à côté du programme EPR il existe des projets « d’EPR nouveau », des perspectives prometteuses pour les réacteurs de petite dimension, moins coûteux et plus fiables (SMR pour « Small Modular Reactors ») et pour les réacteurs de IVe génération (surgénérateurs). Notons enfin que la flexibilité dont fait preuve aujourd’hui le nucléaire, électricité pilotable, permet de bien intégrer l’injection de l’électricité fatale produite par l’éolien et le photovoltaïque tant que cette injection ne dépasse pas un certain seuil.
L’État est dans son rôle lorsqu’il fixe les objectifs de la politique énergétique. Mais il importe de bien évaluer les conséquences à long terme, via une approche multicritères, des choix qui seront faits. Arrêter prématurément des réacteurs qui marchent c’est détruire de la valeur économique. La relance du nucléaire passera sans doute par la mise en place de mécanismes financiers incitatifs du type « Contracts for Differences » qui permettent de concilier mécanismes de marché et vision à long terme, comme c’est le cas aujourd’hui au Royaume-Uni. Le nucléaire est un atout dans la transition énergétique vers une énergie plus « décarbonée », décentralisée et digitalisée. C’est aussi un atout pour l’industrie française à la fois au niveau de la construction des réacteurs actuels et futurs et à celui du cycle du combustible. Une façon de faire face à certaines difficultés actuelles, technologiques ou financières, est peut-être de relancer un partenariat industriel avec les acteurs internationaux présents dans le nucléaire, avec la Russie notamment et pas seulement avec la Chine. Dans le domaine des petits réacteurs modulables et dans celui des réacteurs de 4e génération la Russie est un pays qui compte et qui va compter. Le caractère stratégique du nucléaire pour l’économie française impose d’intensifier ces coopérations, en particulier en matière de recherche-développement, si l’on veut rester dans la course technologique mondiale.
- Jacques Percebois et Stanislas Pommeret « Coût complet lié à l’injection d’électricité renouvelable intermittente. Approche modélisée sur le marché français day-ahead » (Cahiers du CREDEN), Revue de l’Energie, n° 632, juillet-août 2016, pp 287-306
- Rapport de la Commission « Energies 2050 », Conseil d’Analyse Stratégique (Premier Ministre), février 2012
Jacques PERCEBOIS*