Dans le recueil Difficile Liberté, Emmanuel Levinas écrit : « Je ne suis pas l’égal d’autrui, je me vois l’obligé à l’égard d’autrui et par conséquent je suis infiniment plus exigeant à l’égard de moi-même qu’à l’égard des autres. » Tout est dit : comment se comporter, comment exprimer son sens de la responsabilité, comment concevoir la relation non pas seulement vis-à-vis de l’autre mais vis-à-vis des autres, autrement dit pas seulement l’individu mais les individus qui font société. En quelques mots apparaît l’importance d’avoir conscience de cette position exceptionnelle qui confère à chacun des responsabilités à l’égard de l’humanité tout entière.
La crise sanitaire dans laquelle nous sommes donne à cette approche un caractère très concret : le confinement comme conduite responsable vis-à-vis des autres ; le dévouement des professionnels de santé comme exercice de la responsabilité de l’État et des citoyens, comme affirmation de l’importance des services publics.
Les services publics ont été trop souvent mis à l’index. Mort des idéologies, peut-être ; dysfonctionnements, quelquefois ; effet de mode, souvent ; la légitimité dont jouissaient de façon apparemment définitive certaines notions, certains organismes chargés de les rendre vivantes semble devoir être reconstruite et beaucoup de déclarations vont aujourd’hui dans ce sens.
Intérêt général, solidarité, équité dans la satisfaction de besoins de base inhérents à la vie quotidienne de chacun, autant de notions qui paraissaient pendant des décennies devoir faire l’objet d’une attention particulière et manifester de façon concrète l’idéal républicain et, plus généralement, le sens du collectif dans une société organisée. Est-ce toujours vrai aujourd’hui, alors que les intérêts particuliers et la loi de l’argent vite fait bousculent nos sociétés ? Chaque société, chaque État a progressivement élaboré, au cours de son histoire, les instruments de la satisfaction de certains besoins de première importance, la santé, l’instruction, les transports, l’énergie, les télécommunications, la sécurité… ; en France, administrations et entreprises de service public se voulaient instruments de la République ; ailleurs, d’autres formes institutionnelles sont issues de l’histoire ; partout ont été plus ou moins institutionnalisées des expressions de la collectivité gérant les intérêts jugés supérieurs et devant échapper à la loi du court terme et du profit individuel afin de profiter à tous. Cela a-t-il résisté à la vogue et à la vague du court-termisme[1] ?
Les services publics se trouvent à la rencontre de plusieurs champs de références :
– en premier lieu, la gestion d’intérêts supérieurs de la collectivité et la volonté de maîtrise par le pouvoir politique de la gestion de ces intérêts d’une part, la satisfaction de besoins de chaque individu pour faciliter sa vie quotidienne d’autre part ; apparaît déjà de façon évidente l’aspect contingent et évolutif des besoins devant faire l’objet de la notion de service public : c’est au politique, représentant par-là l’intérêt et la volonté d’une société, d’en décider, sans doute selon les circonstances, sans doute également parce qu’il est à l’écoute de la société ;
– en second lieu, la solidarité entre membres d’une même collectivité – commune, région, État – pour jouir d’un bien, et la relation contractuelle entre le citoyen et la collectivité placent les services publics dans l’économie sociale : la continuité de service, l’égalité de traitement, la qualité de la prestation sont les caractéristiques communément admises du service public, de la livraison d’un bien jugé tellement important que la collectivité l’assume ; le contrat social qui fonde la République se manifeste alors aussi par l’indispensable contrôle des citoyens et de leurs représentants sur les instruments du service public ; – en troisième lieu, les services publics sont à l’intersection du champ de l’économie régulée et de celui des attentes de tous les citoyens-consommateurs : économie régulée car la collectivité n’entend pas laisser à la loi du marché et du court terme la mise en œuvre d’instruments souvent forts chers et dont la rentabilité n’est assurée que sur le long terme ; attente de tous car il n’est pas question d’exclure certaines zones du champ d’action d’une activité de service public sous prétexte que, prise isolément, cette zone n’assurerait pas une rentabilité suffisante; c’est pourquoi tout l’art de l’économiste de service public consiste à trouver le bon niveau de prix assurant à la fois les ressources suffisantes pour la bonne gestion du service et les investissements pour sa continuité à long terme; c’est pourquoi existe une péréquation assurant à tous les clients d’un même service les mêmes prix, quel que soit le lieu où ils font appel à lui : imagine-t-on ce que seraient la gestion des entreprises et l’aménagement du territoire si les télécommunications ou l’électricité ne coûtaient pas le même prix à Paris et à Mazamet?
Les formes juridiques prises par les services publics ont été très variables selon les produits et selon les États : administration locale ou nationale, entreprise privée liée par un contrat particulier à la collectivité‚ entreprise publique…, droit public ou droit privé selon les traditions, pouvoir réglementaire faible ou fort, du contrat portant sur la continuité du service et l’égalité de traitement à la capacité de réglementer et de réquisitionner. Mais toujours, visible par l’institution ou discrète par la politique tarifaire, s’exerçait l’autorité de la collectivité. Mais les États se sont désengagés avec pour conséquences la création d’une concurrence parfois artificielle sur certains produits et l’augmentation notable des prix pour permettre des investissements chers mais qui doivent être rentabilisés sur le très court terme et pour rémunérer l’actionnaire là où la puissance publique se satisfaisait de la bonne gestion et de la rentabilité à long terme des capitaux publics, voire l’abandon de certains investissements.
À l’heure où les hommes redécouvrent que la nature n’est pas « naturellement» bonne mais qu’elle peut les mettre en danger, il convient sans aucun doute de revenir à l’organisation adéquate de la solidarité et aux principes de base de la notion de service public : une approche réfléchie, la prise en compte des incertitudes et des limites du savoir, la conduite d’exercices de crise, la disponibilité des équipements pour garantir la résilience de la société en application des enseignements des exercices de crise, et la transmission de la mémoire des crises précédentes et du souvenir de leurs victimes.
Sylvain Hercberg
[1] Pour ce qui concerne l’énergie, voir par exemple mon livre Sur le système électrique en France (L’Harmattan, 2019).