En quelques mois l’irruption du coronavirus Covid 19 a bouleversé le monde au point d’en ralentir fortement l’économie et de brouiller les certitudes sur les bienfaits de la mondialisation. Et nous n’en avons pas fini avec les dégâts provoqués dans les esprits des citoyens et dans les économies nationales. Pourtant cette épidémie est due à un virus de type SRAS qui avait fait beaucoup moins de victimes en 2004 et n’avait pas provoqué des mesures aussi sévères à travers le monde. Voilà un aspect très gênant de la biodiversité : non seulement les virus mutent mais ils se comportent de manière assez imprévisible. Après la grippe espagnole si meurtrière dans les années 1918-1920, et les virus plus récents (VIH sida, Ebola, Zika, Chikungunya, grippe H1N1) les spécialistes nous avaient pourtant prévenus que de telles épidémies allaient encore se produire dans un avenir proche et qu’il fallait s’y préparer sérieusement plutôt que de disserter sans fin sur le climat en 2100.
Face à l’événement que nous vivons je n’ai pas de qualification pour en tirer des conclusions de santé publique, mais je constate que des questions plus générales se posent.
– Comment prévenir les prochaines épidémies? Comment s’y préparer sans en connaître les caractéristiques?
– Peut-on continuer à accroître et accélérer la circulation des personnes et des marchandises autour du monde?
– Faut-il encore délocaliser des industries hors d’Europe ou au contraire en rapatrier pour la sécurité de nos besoins? Quels sont d’ailleurs nos besoins essentiels?
– Pourquoi en Europe avons-nous accepté ces délocalisations fondées sur la seule logique des bas salaires? Comment au début des années 2000 la très grande majorité des économistes des pays développés a-t-elle pu croire aux balivernes sur des entreprises sans usines, la matière grise constituant alors notre seule valeur ajoutée et notre seul avenir?
– Faut-il contenir et réguler fortement les déplacements de personnes (on ose à peine parler des migrants), y compris réduire le tourisme international? Pour surveiller les frontières voire les fermer, jusqu’à quel niveau de sécurisation et de proximité faut-il aller?
– Par exemple pouvait-on éviter le confinement aux départements français qui n’ont pas connu de malades du coronavirus, ou que quelques cas isolés, en surveillant les «frontières» autour de ces groupements de départements?
– D’ailleurs ce confinement général a-t-il été plus efficace que le dépistage systématique des gens contaminés et leur isolement immédiat, comme l’ont pratiqué avec succès des pays voisins où il y a eu moins de victimes qu’en France?
– Et que penser de la tragicomédie de pseudoscientifiques qui prétendaient modéliser un événement sans précédent alors que l’on ne peut modéliser qu’avec des observations et des données antérieures, des hypothèses claires et un minimum de connaissances sur le phénomène? Sans compter les multiples cafouillages et fausses informations dus notamment à un mauvais usage et une mauvaise compréhension des calculs de probabilités, y compris par des spécialistes autoproclamés qui se pavanaient dans les médias.
Des analyses plus complètes nous permettront, je l’espère, de mieux comprendre a posteriori les caractéristiques de ce virus et, à partir de là, quelle aurait été la meilleure stratégie pour en limiter la propagation. Il faudra aussi répondre aux questions plus fondamentales sur la liberté de réunion et de circulation des personnes, le brassage des populations, la relocalisation des fabrications essentielles, le rôle de l’éducation publique. Pour la France plus particulièrement il faut se poser des questions sur le rôle de l’Administration, la trop grande production de règlements complexes élaborés dans des bureaux centraux sans trop de relations avec le terrain, les responsabilités à donner aux initiatives et aux organisations locales sans les exposer à des recours juridiques abusifs, l’utilisation à tort et à travers du soi-disant principe de précaution, la crainte permanente de poursuites juridiques quand tous tâtonnent pour trouver des solutions à des situations inédites.
Un monde urbanisé
Un fait vient d’être constaté : l’épidémie se répand plus vite dans les zones plus densément peuplées. Cela paraît être du simple bon sens. Or les experts urbanistes, architectes, démographes prévoient tous que la population mondiale sera en grande majorité urbanisée dans les prochaines décennies. Les zones urbaines s’étaleront en réduisant l’environnement naturel et en stérilisant de bonnes terres agricoles, et elles s’élèveront plus en hauteur, accroissant encore les consommations d’énergie. On imagine des mégapoles tentaculaires avec des tours nombreuses et des immeubles énormes, et aussi des bidonvilles alentour, comme on peut déjà en voir en Chine, en Inde, en Amérique et en Afrique.
Est-ce bien raisonnable? Comment va-t-on nourrir ces mégapoles, subvenir à leurs besoins sanitaires et énergétiques? Et comment pourra-t-on juguler des épidémies dans ces entassements d’habitants ? Là nous butons vraiment sur les limites physiques de la Terre face à cette croissance beaucoup trop rapide de la population. Idéalement il faudrait une répartition ordonnée de la population dans toutes les régions habitables du globe, en espérant que les changements climatiques vont augmenter les surfaces cultivables qu’il faudra peupler ou repeupler de paysans en inversant la tendance actuelle de leur exode vers les villes. Mais qui est en mesure d’organiser cela dans le monde?
On voit par exemple les difficultés dans le Sahel où, grâce aux pluies apportées par le réchauffement climatique, des terres redeviennent cultivables mais où il n’y a plus assez de paysans car beaucoup sont partis vers les bidonvilles des grandes agglomérations et ne veulent plus revenir. Ainsi l’Afrique est-elle importatrice en produits agricoles alors que ses ressources naturelles considérables sont mal exploitées et qu’elle devrait en exporter. Comment nourrira-t-elle une population de plus d’un milliard si les différents États africains n’arrivent pas à relocaliser leurs paysans? A contrario, lors de la dernière COP en 2019 à Madrid, personne n’a répondu à l’appel de la ministre de l’Environnement de la République démocratique du Congo : comment éviter que la population ne pratique une déforestation massive pour obtenir des terres cultivables et du bois (une belle énergie renouvelable)? Personne n’a osé dire qu’il fallait fournir au Congo des engrais et des produits phytosanitaires pour permettre une agriculture plus intensive et réduire ainsi le besoin de détruire cette grande forêt primaire.
Sur un autre plan, on voit que même dans nos pays occidentaux les autorités n’arrivent pas à faire respecter les règles de précaution dans les zones inondables par exemple, ni à faire reculer la population dans les zones à risques.
Croissance de la population et pollutions
Il faut souligner que le contexte d’une population mondiale en croissance forte et rapide complique et intensifie tous les problèmes. Déjà le club de Rome avait sonné l’alarme dans les années 1970 en prédisant que la terre ne pourrait pas alimenter ni fournir des matières premières pour une population de plus de cinq à six milliards de personnes, et en recommandant donc une politique malthusienne. J’avais publié en 1989 un livre* pour affirmer le contraire en démontrant que les ressources naturelles de toutes sortes étaient assez abondantes.
En 2020 nous voyons que ces prédictions du club de Rome ne se sont pas du tout réalisées, la population mondiale dépasse les six milliards et en même temps la famine a reculé et le niveau de vie s’est amélioré partout, certes de façon inégale selon les pays.
L’expérience du passé montre qu’un certain réchauffement climatique pourrait encore améliorer la situation des ressources agricoles. Mais si le développement dans le monde se poursuit ainsi et si la population continue à croître aussi vite que depuis une cinquantaine d’années, notamment dans les pays émergents et ceux encore sous-développés, c’est la prolifération des pollutions qui va nous amener rapidement aux limites. Sans attendre, nous devons travailler sur plusieurs chantiers qui ont des perspectives diverses. Le plus urgent concerne les pollutions de toute nature. Plutôt que de se concentrer sur la lutte contre le CO2, élément fondamental de la vie sur terre que nous devons préserver, agissons pour réduire toutes les vraies pollutions provenant de nos activités et de nos loisirs. Déjà il faudrait amener nos concitoyens à plus de discipline, à ne pas gaspiller les produits et à ne pas jeter leurs déchets dans la nature. Cela suppose des campagnes convaincantes de mobilisation des citoyens et des efforts de chacun. Cela suppose aussi que nous devons revoir nos modes de production et d’utilisation afin d’économiser l’énergie et les ressources fossiles, en prolongeant la durée de vie des produits tout en facilitant leur recyclage. C’est un bon objectif pour relocaliser des industries productives dans nos pays européens. Ainsi donnerons-nous le bon exemple aux pays émergents pour qu’ils adoptent les bonnes pratiques sans passer par toutes les étapes de notre histoire industrielle des deux derniers siècles.
Cependant ne nous privons pas déjà de nos ressources naturelles encore très abondantes, notamment pour l’énergie, mais exploitons-les de manière raisonnable, économe et propre. Surtout n’en privons pas les pays émergents et les pays moins développés tant que ces ressources ne sont pas très chères. Donnons aussi l’exemple pour préserver l’eau et les paysages, la nature en général. Sur le moyen terme il faut travailler sur des mesures d’adaptation aux changements climatiques, telles que celles préconisées par le GIEC, sachant qu’il faut les mettre en place au bon moment, ni trop tôt ni trop tard. Certes empêcher la population de se concentrer sur les bords de mer ou dans les zones inondables est plus difficile que de se donner, comme à la COP 21, des objectifs « climatiques» pour trente ou cinquante ans, dont nous savons déjà que le monde n’en prend pas le chemin dès aujourd’hui, et dont personne ne peut prédire ou prévoir les effets réels en 2050 ou 2100. Cependant la question centrale est bien : comment pouvons-nous freiner cette croissance de la population qui est devenue quasi exponentielle depuis les années 1950 ? Et nous savons que si nous adoptons des mesures en ce sens, les effets ne se feront sentir que dans trente ou quarante ans. Ainsi qui peut convaincre les pays africains et asiatiques de prendre des mesures pour réduire les naissances et freiner cette croissance de leur population inédite dans son ampleur? Finalement le nœud du problème est bien la population mondiale comme l’avait pressenti le club de Rome.
(*) Paul-Henri Bourrelier et Robert Dietrich, Le Mobile et la Planète ou l’enjeu des ressources naturelles, Economica, 1989.
Robert Dietrich, Ancien directeur général d’EDF International SA et ancien directeur des Affaires minières au BRGM