Il ne faut pas mélanger travail et sentiments. Sauf dans les entreprises familiales (Arnault, Murdoch, Maxwell, Lagardère), où les liens de sang et les enjeux business peuvent s’entremêler et constituer une force mais aussi une malédiction, en particulier au moment de la transmission. En préparant leur succession, certains chefs d’entreprises s’en sortent néanmoins mieux que d’autres.
En France, 60% des entreprises effectuant un chiffre d’affaires de cinquante millions à deux milliards d’euros sur le sol hexagonal appartiennent à des familles. Lorsque le « patriarche » arrive en fin de règne se pose la question du choix de son successeur. Cette tâche complexe repose sur les épaules du chef d’entreprise/chef de famille, et si certains sont tentés de la reporter le plus tard possible, d’autres en revanche préparent progressivement leur succession.
La fin de la loi salique ?
L’exemple le plus visible est celui de Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH. Le chiffre d’affaires du leader mondial du luxe dépasse les 50 milliards d’euros annuels, mais les problématiques successorales sont les mêmes que celles d’une entreprise de taille plus réduite. Le natif de Roubaix, aujourd’hui âgé de 71 ans, est père de cinq enfants : Delphine (45 ans) et Antoine (43 ans), et Alexandre (27 ans), Frédéric (25 ans) et Jean (21 ans), nés de son second mariage avec Hélène Mercier. Antoine est aujourd’hui PDG de Berluti, et Delphine directrice générale adjointe de Vuitton – une égalité femme-homme qui rompt avec la loi salique encore très répandue dans les groupes familiaux français. Frédéric et Alexandre occupent quant à eux des postes de direction chez l’horloger TAG Heuer et le bagagiste Rimowa.
C’est donc maintenant au tour du cadet, Jean, d’intégrer le groupe familial bâti par son père depuis 30 ans. L’intégration se fait pas à pas, en commençant par un stage dans un magasin du groupe, auprès des vendeurs. Une étape indispensable à la formation qui permet d’appréhender la réalité du terrain. Il ne s’agit pas encore de préparer la succession : les enfants Arnault verraient bien leur père encore 20 ans à la tête du groupe. D’ici là, Bernard Arnault veille à la cohésion de la fratrie. Une cohésion difficile à maintenir dans certaines familles.
La division en héritage
Les exemples de successions mal orchestrées sont légion et de mauvaise augure pour l’entreprise, à court, moyen ou long terme. Ainsi, après la mort mystérieuse du magnat britannique des médias Robert Maxwell en 1991, son empire s’est effondré en moins d’un an : deux de ses cinq enfants ayant travaillé pour l’une de ses entreprises, Ian et Kevin, ont été mis en examen pour vol, détournement et escroquerie. S’en est suivi un procès retentissant qui a valu à Kevin le triste record de la plus grande faillite personnelle de l’histoire britannique, avec plus de 400 millions de livres de dettes. Quelques années auparavant, alors au sommet de sa gloire, la Maxwell Communication Corp. (MCC), cotée à la Bourse de Londres, regroupait pourtant 800 sociétés, dont quelques médias incontournables : le très populaire quotidien Daily Mirror, les maisons d’édition Pergamon et Macmillan, ainsi qu’une participation dans MTV Europe. Aujourd’hui, la fille cadette du magnat, Ghislaine Maxwell, est inculpée pour complicité dans l’affaire Jeffrey Epstein…
A la fin des années 60, Robert Maxwell avait échoué dans sa tentative de rachat de l’hebdomadaire News of the World (6 millions d’exemplaires à l’époque), raflé par un certain Rupert Murdoch. Un autre magnat des médias, australo-américain, dont la sortie de scène s’annonce également très chaotique. A 89 ans, les défections familiales se multiplient autour du champion pro-républicain, qui est (entre-autres) président de la chaîne d’information en continu Fox News. L’un de ses six enfants, James, un temps considéré comme l’héritier naturel et placé en 2015 à la tête de la 21rst Century Fox, vient de faire un don d’un million de dollars à la campagne présidentielle du démocrate Joe Biden. Un affront qui a tout l’air d’un règlement de compte avec son père, qui avait mis toute son énergie à faire perdre Hillary Clinton en 2016. Alors que sa fille Elizabeth a quitté le groupe en 1999 à la suite du remariage du père avec une stagiaire née comme elle en 1968, la voix est libre pour leur frère, Lachlan. Moins brillant que son cadet James mais plus loyal, il a l’avantage d’être sur la même ligne idéologique que son géniteur. Les profondes divisions de la fratrie Murdoch annoncent une succession difficile lorsque Rupert décidera de tirer sa révérence. Une saga qui ne fait que commencer, mais qui a d’ores et déjà inspiré la série américaine « Succession ».
It’s a family affair
Par manque d’anticipation ou par le climat familial délétère qu’ils laissent s’installer, de nombreux entrepreneurs ne parviennent pas à faire survivre leur entreprise. Si certaines sociétés disparaissent d’elles-mêmes par l’incurie des héritiers, d’autres sont sanctionnées en bourse par leurs investisseurs qui dénoncent un manque de discernement dans la délicate période de succession.
La France n’est pas épargnée : il y a 10 ans, une querelle d’héritiers a conduit à la vente du groupe Lacoste. Plus récemment, ce sont les difficultés du groupe Lagardère qui ont fait la Une des médias. En plein confinement, Arnaud Lagardère a dû solliciter l’aide des barons du capitalisme français que sont Vincent Bolloré et Bernard Arnault afin de se maintenir à la tête de l’entreprise fondée par son père. Une situation qui n’est cependant pas nouvelle : lorsqu’Arnaud héritait du groupe en 2003, ce dernier était pris d’assaut depuis une quinzaine d’années par des banquiers d’affaires et des investisseurs.
Empire autrefois présent dans l’aéronautique et la défense, le groupe Lagardère s’est réduit au fil des ans comme peau de chagrin pour se concentrer sur l’édition (Hachette), les magasins d’aéroports (Duty free, Relay…), et quelques médias aux noms encore prestigieux (Paris Match, Europe 1, Le Journal du dimanche). Mais c’est la crise du coronavirus qui a déclenché l’état d’urgence : le cours de l’action Lagardère s’est effondré, chutant de 18,50 € fin février à 8€ le 17 mars. Arnaud Lagardère a alors vu la valeur des 7,3 % de sa participation tomber sous les 100 millions d’euros. Le fils de Jean-Luc est désormais au bord de la faillite personnelle, avec une dette de 213 millions d’euros. Bernard Arnault, qui avait promis à Jean-Luc Lagardère de veiller sur son fils, lui est venu en aide au printemps, et apparait aujourd’hui comme l’homme fort du groupe.
Une affaire (de famille) à suivre…